Pluralisme et poésie

 

Je commencerai par une image, celle de la reine d’Angleterre prononçant le discours du gouvernement dans la Chambre des députés : la reine lit le discours qu’a préparé et rédigé le Premier ministre, non pas les services de Sa majesté. Je ne cesse de parler de cette image sans l’utiliser dans un de mes écrits; c’est fait maintenant, quoique j’aurai aimé évoquer une autre image, une autre métaphore plutôt, celle du «deuxième corps» que l’anthropologue Georges Gurvitch avait employée pour parler du corps d’apparat, du momifié, chez les pharaons.
Pour continuer ce jeu, il m’a plu de retrouver les origines étymologiques des mots: pronom et prénom et personne, en français, et j’ai relevé les filiations suivantes :
Pronom en français provient du latin: pronomen, pro qui veut dire: «à la place de» et nomen « nom ».
Prénom provient aussi du latin: praenomen, prae « avant, devant » et nomen « nom », qui est un nom particulier joint au nom patronymique.
Personne: provient du latin: persona, qui veut dire: personnage, et qui est un mot d’origine étrusque qui désigne: un masque de théâtre.

En place et lieu de «pluralisme», j’utiliserai les termes de dédoublement et de multiplication aussi bien dans la personne que dans ses dires ou ses actes. Ceci pose autrement la question pour laquelle nous nous réunissons.
Or, poser autrement les termes du débat nécessite l’exposition explicite de sa problématique :
On a souvent posé les problèmes des sociétés arabes (arabo-musulmanes, selon le justificatif de la rencontre) et de leur évolution difficile, dans des termes qui renvoient à une vision sociologique et politique qui situe ces problèmes dans une tension entre le communautaire ou holisme et l’individuel (tout en signifiant que l’émergence de l’individuel est toujours problématique, difficile à être tout simplement). Dans des écrits occidentaux et arabes, aussi, on relie l’émergence de l’individu à une vision moderniste et progressiste, prisonnière du modèle du progrès : le Sujet n’est concevable – pour parler bref - que dans les Temps modernes.
Je ne partage pas une telle vision ; je l’ai déjà critiquée dans mes livres, où j’ai développé dans l’un d’eux l’idée suivante : le beau, le raffiné, même le «dandysme» -pour reprendre Baudelaire-, s’est proposé comme traité de beauté, comme conduites sociales, comme jugements d’ordre esthétique, chez les « Zourafa’», les «dandys» du troisième et du quatrième siècle de l’hégire, à Baghdad, bien avant les Temps modernes ici et là. Le Zarif n’est pas apte à se singulariser sans une expression de soi et qui le détache des autres et des codes communautaires.
Je me replace ainsi dans des études anthropologiques qui revoient autrement la manifestation du Sujet, surtout dans le sillage des travaux de Marcel Mauss, de Bernard Groethuysen, et de Foucault aussi, surtout dans son livre éclairant : «le souci de soi» (Gallimard, Paris, 1984).
Dans ce sillage, j’essaie d’extraire la démarche scientifique de jeux de miroir entre individualisme et holisme (ou communautarisme), en étudiant autrement la constitution de soi en entité, en discours, surtout en poésie, en posant la question suivante : peut-on se constituer comme Sujet, comme Sujet Parlant, dans et par la poésie (arabe dans mon propos), et comment cela se produit ?

Je reviens, pour cela, à l’idée, à l’image déjà évoquée par Mauss dans la reconnaissance du type archaïque, où il relève une extension progressive du droit juridico-religieux aux images : ces images sont des masques de cire moulés sur la face de l’ancêtre mort, et sont gardées dans les ailes du hall de la maison familiale, et on les promène aux enterrements. Elles représentent aussi les personnes à réincarner qui sont porteuses du nom : « Masque, image, a ici, en même temps, le sens de prénom ou surnom » (M. Mauss : «L’âme, le nom et la personne » (1929), dans Oeuvres, to. 2, p. 33).
Des prénoms qui sont autant des personnes, selon Mauss, qui les a étudiés chez les indiens de l’Amérique du nord, et dans des sociétés archaïques. Héritier d’un prénom, d’un totem, qui pose le problème crucial : sont-ce des personnages ou des personnes ?
A la différence de Durkheim, qui conçoit l’histoire de la personne comme une succession d’étapes, les travaux de Mauss effectués en Amérique du Nord, en Australie, dans le Pacifique, ne reconnaissent pas un degré zéro de la personnalisation, mais des sociétés où les individus recouvrent des personnalités : l’histoire n’est pas constituée d’un société formée d’un tout social sans individus, et qui tend vers une société morcelée en individus constituant des petits touts autonomes.
Groethuysen s’est proposé aussi d’étudier la réalité humaine par la description de ses individus et par son histoire, en revenant inlassablement au mot célèbre de Socrate: "connais-toi toi-même", qui devient un guide dans un chemin tortueux qui se tourne aussi vers les arts, dont la poésie, pour connaître l’individu dans l’homme. Je repose de nouveau la question : peut-on se constituer comme sujet parlant dans le discours poétique, et comment cela se produit ?
Emile Benveniste tranche la question, lui aussi, en confirmant que "c’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet" (E. Benveniste : Problèmes de linguistique générale, 1, Gallimard, Paris, 1968, p. 259), surtout qu’une "langue sans expression de la personne ne se conçoit pas" (idem, p. 261).
Ainsi est instaurée une corrélation, plutôt deux, entre la langue et la subjectivité, et entre la subjectivité et la personne humaine. Car le fondement de la subjectivité se détermine, selon Benveniste, par le statut linguistique de la personne. Mais la question reste entière : comment le même terme (je, tu…) pourrait-il se rapporter indifféremment à n’importe quel individu et en même temps l’identifier dans sa particularité ?
Il n’est pas aisé, maintenant, de développer et d’exposer toute une analyse sur la poésie arabe, aussi bien classique que moderne, qui m’a amené à relever une identification tenue dans le poème classique entre le sujet parlant et la fonction du poète, non sa personne ; et à relever dans le poème moderne une appropriation de cette fonction au profit du sujet parlant qui active des relations à déceler, à découvrir, entre ce sujet parlant et la personne du poète. Qu’en-est-il exactement?
On peut envisager une première configuration où le poète n’est qu’une fonction, non un sujet ; fonction qui renvoie à l’émir son propre image ritualisée, codifiée ; fonction qui replace le poète en dehors de ce qu’il est, de ce qu’il peut être par le discours, surtout poétique ; le poète n’est ainsi que délégué ou dépositaire d’un savoir poétique, d’une référentialité qui le légitime en la réactualisant. Parler du poète arabe classique, c’est parler d’une place statuaire dans un système social hiérarchisé ; et c’est parler d’un personnage. Comment comprendre les "sautes d’humeur" (si l’on peut parler ainsi) qui se glissent dans certains poèmes panégyriques d’Al-mutanabbi sans le jeu de miroirs - multiples dans son cas - entre le personnage, la personne et la fonction codifiée du poète ? Que dire d’Ibn Al-rumi qui déritualise l’utilité sociale du poème en la rendant inopérante, en engageant le poème à décrire une tartine, des grappes de raisin? Que dire d’un nez poétisé, celui d’Abou Nawwas, qui se profile dans le poème comme objet de désignation de ce qui est beau ? Comment expliquer ce par quoi le poème se fait poème, et autrement ?
Nous pouvons aller plus loin en posant les questions au poète arabe moderne : se constitue-il comme Sujet Parlant ? Et comment ? Que dire de certains poètes qui ont adopté des pseudonymes, tel Adonis ou le Groupe Appollo, ou le poète "rural" al-châ‘ir al-qarawî, ou autres ? Est-ce là le signe caché d’une présence non encore assumée ou déclamée ? Est-ce le signe d’un dédoublement non encore reconnu ou élucidé ?
D’autres questions sont nécessaires pour voir plus clair dans ce jeu d’identification, de proclamation du "je" du poème. Car le poète arabe moderne a parfois - comme les poètes symbolistes - prêté son "je", cette instance énonciatrice de soi à un autre que soi, à des supposés "je-s", qui ne sont effectivement que des nouveaux chantres, réactualisés, de soi, du poète classique, du poète de tribu.
Il est fortement apprécié de bien écouter les sons qui traversent et montent le jeu de voix que proclame ou déclame le poème. Il y a des voix et des voix, des "je" et de "je-s" sur des planches qui ne sont que les propres phrases du poème.
Ainsi j’ai eu à dresser mes oreilles pour mieux écouter, voire distinguer des voix différentes qui se manifestent dans et par la poésie, dans des recueils qui proclament depuis leurs titres une intentionalité énonciatrice de soi : "je vous dis", proclame Salah Abd Al-sabour (دار العودة، بيروت، مجلدان، 1988 ). A lire, à écouter, de près ce que ce "je" dit dans ce recueil nous amène à relever plusieurs "je-s", qui se déclarent différemment, autrement. Nous pouvons constter aussi que les énoncés poétiques, en se déclarant ainsi et en s’adressant à un autre, à des autres, ne définissent pas un mode unique de dialogue: le sujet parlant est parlant vraiment, car il s’adresse à lui-même en s’adressant à un autre, et il parle à voix basse en s’adressant à lui-même, ou en parlant en sachant que d’autres l’entendent…
Prenons le poème : « les mots », (الألفاظ):

 

Des variations multiples, donc, des voix qui se touchent sans se croiser, une multiplication de positionnement comme sur des planches, où le sujet parlant tel que je le dis dans un de mes poèmes se désigne selon sa position, voire où il se pose:
حيث يقفون،
وحده ينبئ بما يقولون،
بما عليه يكونون"
(مجموعة: "لا تبحث عن معنى لعله يلقاك"، دار شرقيات للنشر والتوزيع، القاهرة، 2006، ص 87).

Comprendre, donc, l’être dans et à travers son discours, comme discours-acte qui le situe et qui le propulse – parfois – comme « je» de soi. Car on n’est pas sujet de la littérature constamment. Et celui qui accède à la qualité d’auteur, le fait par bribes, par moments. Il est souvent dans la simple répétition d’un modèle : il sait rarement s’il est un sujet.
Situer, donc, le sujet de notre rencontre ailleurs : il n’est pas circonscrit entre « je» et «eux», mais entre « je » et « je-s », où le je est en jeu, et en même temps enjeu ; entre les facettes multiples, énoncées de soi, en tant qu’instances énonciatrices du discours comme acte.
Parler du « pluralisme » c’est parler de la constitution d’un «sujet», d’une individualisation. Parler du « pluralisme», c’est parler de la formation d’un Sujet Parlant dans et par la poésie : c’est le « souci de soi » poétique (pour reprendre le beau titre de Foucault). C’est ainsi parler de l’intériorisation et de l’individualisation dans le poème.
« Techniques de soi», selon Foucault, qui rompait ainsi avec une histoire qui identifiait le sujet à l’anthropocentrisme occidental, en proposant d’étudier des «expériences de subjectivation».

 

J’ai déjà posé la question principale de cette étude (peut-on on se constituer comme sujet parlant dans et par la poésie, et comment cela se produit ?), cette même question peut se poser autrement : quelle image de soi se propose le poète et propose aux lecteurs ?
Car se constituer en sujet parlant vise inéluctablement à se décrire, à se positionner, à déployer une image de soi : laquelle ? Celle du personnage ? De la personne ? Est-ce une image reconnue, consacrée ? Est-ce une image qui se singularise vis-à-vis des autres ou se rattache à tisser des liens, à les proposer aux autres ?
La lecture de certains poèmes de Abd Al-sabour et autres nous révèle la présence – fort remarquable – du "pronom pluriel" (نون الجماعة), qui décline son identité dans le poème et participe activement dans les rapports "dialogiques" engagés dans et par le poème:
"هناك شيء في نفوسنا حزين"
"لم يكُ يوماً مثلنا يستعجل الموتا"
"عشنا، عشنا، في مضجعنا مما عشناه"…
Déjà Emile Benveniste s’est penché sur les pronoms personnels, en tant que classe syntaxique, qui indique ou marque la subjectivité dans la langue, en se basant sur les différences que propose l’arabe pour définir la "nature des pronoms" (idem, p. 228). Que dit-il du prénom pluriel ?
Benveniste n’a pas traité ce prénom dans la langue arabe, contrairement aux prénoms personnels singuliers (المتكلم، المخاطب والغائب), mais il a distingué dans d’autres langues et précisé la fonction du prénom personnel pluriel (nous) en relevant deux formes distinctes : inclusive (nous= je+vous), et exclusive (nous=je+eux), qui différencient le pluriel pronominal et verbal de la première personne. Cette distinction vaut, selon moi, pour l’arabe aussi, en remarquant l’existence d’une troisième forme, où "nous" pourra désigner aussi : moi+toi, ou toi pourrait être masculin et/ou féminin.
Ce pronom pluriel sert (dans les poèmes étudiés) à désigner des êtres poétiques différents : le sujet parlant avec sa bien aimée, le sujet parlant et soi même, le sujet parlant et d’autres membres d’un groupe, de sa communauté. Cet autre pluriel se présente différemment : il participe au dialogue, il écoute ou on lui adresse les énoncés… Le sujet parlant s’implique, ou se désigne, en dialoguant, en sentant le besoin d’adresser la parole, non à d’autres locuteurs mais à un auditoire, social ou national bien défini, qui n’est autre que les: (الصحبة), (الأحبة), (الأهل) et d’autres.
Je traite, pour mieux expliquer mon propos, le long poème: "je vous dis":

La première partie du poème est intitulée ainsi: "qui suis-je?" (من أنا؟); et la dernière partie ainsi : "je vous boude pour mieux vous connaître" (أجافيكم لأعرفكم). Cette dernière partie se présente depuis son titre comme la réponse à la question annoncée depuis le titre de la première partie. Ce que propose le poète en tant que sujet parlant - à "eux" - est une façon explicite de s’approprier la parole, la force de désignation, aussi bien sociale que symbolique, tout en dessinant des rapports entre la parole, d’un côté, et le vrai et la puissance, d’un autre côté: (الحق قوال), (الحق فعال), (للألفاظ سلطان) et autres.
Ainsi le poème est un acte de dialogue, non seulement une configuration de dialogue ; acte qui relie la parole poétique à la puissance et à la vérité. Ceci donne une forme particulière à la subjectivation qui se fait dans le poème et qui n’est autre que la reprise du pouvoir de nommer et de dire le "mot juste".
J’ai déjà relevé dans des études antérieures un fait singulier dans des poèmes arabes dits "modernes", où le sujet parlant n’est pas manifeste, n’est pas proclamé, et il est temps de dire que d’autres poèmes ne se singularisent pas des sujets parlants qui se proposent en tant que "je-s". Ce sujet parlant cherche toujours à se positionner comme lien, comme médium, comme médiateur, entre la fonction poétique de dire "je" et des énoncés qui se trouvent communs à l’un et aux autres : un lien tenace, qui n’est qu’une réactualisation du lien traditionnel, pour ne pas dire gordien.
Ainsi j’ai relevé deux configurations dans lesquelles se définit le sujet parlant :
- l’une, plutôt classique, n’est autre que celle du sujet parlant en tant que fonction-personnage, sans une implication nécessaire de sa personne elle-même ; et l’on peut la présenter ainsi : le poète en tant que personne travaille pour le poète en tant que personnage dont le sujet parlant ne se manifeste et ne se positionne comme tel, que difficilement et rarement.
- L’autre configuration, plutôt moderne, où le poète se positionne dans et par son poème : il est miroir et fenêtre, séparément ou en même temps ; et on peut le présenter ainsi : le poète en tant que personne se positionne dans le poème en tant que sujet parlant travaillant pour une image de soi qui ne "colle" pas nécessairement avec sa personne.
Si la personne s’efface devant le personnage, dans la configuration classique, la personne se présente dans la configuration moderne, en se dédoublant parfois ou en s’amplifiant. Dans les deux cas nous relevons des rapports complexes entre les multiples désignations de soi, qui ne sont que des formes verbales d’une subjectivité non "stricte" (pour réexploiter une formule de Benveniste). Car le sujet parlant ne se détache pas d’un autre pluriel, d’un allocutaire mukhâtab, toujours socialisé et ethnique aussi ; son "souci de soi" l’est autant qu’un souci d’un autre intériorisé, dans "une société de voix multiples", selon Abd-alsabour.
C’est le développement d’un art de l’existence qui gravite autour de la question du soi, de sa dépendance et de son indépendance, de sa forme universelle et du lien qu’il peut et doit établir avec les autres, des procédures par lesquelles il exerce son contrôle sur lui-même et de la manière dont il peut établir la pleine souveraineté sur soi: « Le Sujet n’est plus la présence en nous de l’Universel, qu’on le nomme lois de la nature, sens de l’histoire ou création divine. Il est l’appel à la transformation du Soi en acteur. Il est Je, effort pour dire Je, sans jamais oublier que la vie personnelle est remplie d’un côté de ça, de libido, et de l’autre, de rôles sociaux » (Alain Touraine : Critique de la modernité, Fayard, Paris, 1992, p. 244).

Il me reste, enfin, à poser la même question dans une troisième et dernière version, qui touche les rapports entre le sujet et l'individuel: étant sujet dans et par le discours, est-ce le signe d'une individuation? Dire "je" est-ce être un sujet-actant?
Poser, donc, autrement les termes d'un débat que j'ai placé dans le poétique, mais qu'on devrait - qu'on pourrait - voir autrement dans le sociologique et le politique. Car il est souvent aisé de placer l'autre dans le sombre de l'histoire pour ne pas le voir, de le rendre une matière compacte pour ne pas déceler ses formes distinctes. Il est, certes, difficile de voir les formes "sauvages" que prennent les transformations politiques et sociologiques récentes dans les sociétés arabes. Formes "sauvages", car le despotisme policé des régimes a rendu difficile l'éclosion manifeste de l'individuel, et n'a laissé aux citoyens qu'un fond religieux, qui s'actualise dans des comportements, des conduites, à relever, à étudier, non à juger. Sont-ce les techniques des "régisseurs du sacré" (selon Weber), les manipulateurs de groupes activés par des "guides pratiques", faciles à apprendre, à pratiquer, par des sujets qui se réalisent ainsi, qui "sortent de l'ombre", de la soumission, de l'inactivité consentante? Des techniques de soi, donc, mais selon des attentes et des conduites propres à des niveaux culturels et sociaux, qui puisent leurs fondements dans une culture triplement "absolutiste": aussi bien politiquement que religieusement et socialement.
Il n'est pas aisé de parler de "pluralisme" dans ces sociétés, car les deux partenaires les plus actifs de la scène politique, voire les régimes en place et les activistes islamiques, sont "absolutistes", de fait ou en puissance: ils n'admettent pas, au fond, le principe de partage, de composition, de dédoublement, comme fondement de soi et de l'autre. Et c'était le cas hier avec le communisme… Et c'était hier comme aujourd'hui avec les mirages d'un libéralisme arabe.
Absolutiste, l'est aussi une configuration où on ne fait pas la différence, ni la séparation entre le corps naturel et le corps représentatif de l'homme politique, au point de gérer la chose publique comme un domaine privé, et la société des citoyens comme une famille étendue. Que dire aussi de croyances qui transforment le Texte en "guide pratique", qui rendent l'éthique, le disciplinaire plutôt, objet ultime de la personnalisation de l'être en tant que membre d'un groupe. Domestication de soi, provenant d'une culture étriquée, bricolée, faisant d'un style de vie - dans les meilleurs des cas - la manifestation ultime de l'histoire verbalisée.

Il me reste, enfin, à clarifier un sous-entendu théorique qui a soutenu ces propos: être sujet c'est être autre en soi, c'est admettre la multiplicité en soi, avec les autres. Adonis avait déjà proclamé depuis le titre d'un de ses recueils: (مفرد بصيغة الجمع ), que je pourrai traduire ainsi: "Je en tant que nous": est-ce le je de la Majesté, le je de l"unique, pas des uns et des autres?
C'est le règne de: il (الغائب ), comme le nomme bien la langue arabe: omniprésent et absent aussi; "il" qui n'admets pas, selon Benveniste, la personnalisation du discours. Trouverai-je la réponse dans une dernière image, dans un exercice de théâtre, que demandait Bertolt Brecht à ses acteurs: chaque acteur avait à réciter son rôle, ses paroles, en tant que "il"; ainsi se fera mieux la "distanciation" recherchée dans son théâtre; exercice de soi, de dédoublement, non d'effacement. "Il" n'est ainsi qu'une forme dérivée de soi, de "je" qui cache son jeu. C'est comme s'éviter en français on disant: "on", pour ne pas dire: "je", ou: "moi et toi et lui".
Car il faut nous rendre des "je-s" pour que "nous" signifie la configuration énonciatrice de plusieurs "je", distincts et partageant l'espace de la parole.

("Pluralisme dans les sociétés arabo-musulmanes", Université Marc BLOCH, Strasbourg, 2-4 avril, 2007).