Un bon recueil de poésie fait vibrer nos affects et donne libre court à notre imaginaire. Un excellent incite aussi à la réflexion et à la prise de risque. Banquet lunaire du poète Charbel Dagher est un engagement tacite vers l’espace ouvert de la vie imaginaire de nos affects, mais aussi un hymne aux variations intensives tantôt immanentes tantôt transcendantes du logos. Ce sont des poèmes traduits en français avec beaucoup d’attention, d’engagement et d’amour par Christine Zimmer. Le poète, lui-même, traverse les mots et traduit la vie. Il crée l’inconcevable et l’indicible. La traductrice, elle, poétise et donne vie au poème. Elle crée ainsi l’intraduisible et se donne à l’affrontement des mots. C’est pourquoi, on lit Banquet lunaire comme création poétique inséparable des mots de tous les mots arabes et français comme si cette résistance à la traduction se transforme en formes significatives et productrices d’affects et de sens et de surcroit en musicalité qui nous rapproche de la vie.
Charbel Dagher est poète, écrivain, critique d’art, penseur et philosophe en arabe et en français. Dans toute son œuvre, il est penseur et créateur. Il puise dans toutes les cultures qu’il côtoie sans parti pris et avec souplesse, amour et respect. Sa poésie est au bord des cultures, dans la « césure d’une porte ». Libanais, sûr, racontant les scènes de la vie, la jeunesse, les images d’un Liban pluriel où se croisent les principales cultures du monde. Voyageant, tel «un papillon » qui « tournoie – mû par son désir- autour d’une lumière avant qu’elle ne le brule ». Charbel Dagher tout en en inspirant « reste plus prudent » pour créer dans ce qu’il voit, ce qu’il vit, dans ses rencontres et son nomadisme l’espoir d’une convivialité. De la culture pharaonique à la culture mondialisée actuelle, en passant par les cultures grecque, syriaque, arabe, chrétienne, islamique, asiatique et j’en passe, Il traduit, dans ses expressions poétiques, une philosophie de l’interculturel. Poète du monde, il convoque l’être le plus intime pour le libérer de l’identique et l’ouvrir à l’arrivant au sens de Derrida, et à « l’invité à dîner sans dîner ». Contre la constance de soi, pour la constance à soi, le poète attend l’à-venir « Le poème m’attend, le lecteur attend le poème, j’attends un éclat qui point ne ternit ». L’attente, ici, n’est pas immobilité. Certes elle s’exprime dans la constance, mais elle s’ouvre à l’éclat, à l’invité, à l’arrivant. Elle est à soi et pour soi mais elle est pour l’autre. Elle se mobilise, s’engage, mute et se transforme.
En ce sens, dans Banquet lunaire il faut probablement reconnaître une « poétique philosophante ». Une ontologie de l’à-venir traverse tous les poèmes de ce recueil. La poésie n’est pas, ici, à considérer comme méditation philosophique, ou réflexion froide d’un raisonneur à la recherche d’un concept pour ouvrir le monde, mais plutôt comme expression, intuition et contemplation. Elle ne se fait pas dans la séparation mais dans l’imagination. Elle ne cherche pas la transcendance mais l’immanence. Et pourtant, elle porte une subjectivation ouverte au raisonnement et une objectivation soumise à l’affect. La poésie est toujours à-venir, comme l’être oscillant entre présence et absence ou tel un enfant dans son devenir poète. « Entre expression et césure » « l'enfant pointe du doigt une pierre semblable à une sculpture ou à un dieu qui pense en images ses créatures », « le poète tire la langue vers des mots qu'il ne trouve pas ». L’enfant-poète ou plus exactement le devenir poète de l’enfant se fait dans la dialectique de l’être et du pas-encore-être un peu dans le sens du poème de Parmenide quand il affirme : « car rien ne lui manque et alors tout lui manquerait. Ce qui n’est pas devant tes yeux, contemple-le pourtant comme sûrement présent à ton esprit ».(Parmenide, Poème §30). L’enfant est présent dans son étréité. Le poète est toujours fugitif. Il se fait absent dans sa présence : « L'enfant a oublié son poème là où il s'est allongé Et le poète s'est assis interrogeant les absents Au sujet de leur disparition fugitive » (p.14). Le poète arrive, c’est l’arrivant qu’on a invité à « dîner sans dîner » puisque son être est à-venir. Parmenide dirait « car il n’y a point de non-être qui empêche l’être d’arriver (à l’égalité) »(op.cit. § 45).
Cette poétique philosophante du Banquet lunaire n’est pas seulement traversée par une temporalité existentielle, par une historialité qui rattache le poète à la futurition après avoir mis en place l'étirement de son être entre vie et mort, la constance à soi non fixiste, rattachant, d'une certaine manière son être au passé et au présent. Il y a, aussi une dimension spatiale à ne pas négliger. Le lieu est partout. Il est son être, son corps, son autre. « Je ne dépeins pas mes lieux, je les vis au quotidien ». Maîtriser le lieu, c’est voyager sans cesse dans les méandres d’un espace de vie compliqué. « Je les traite comme un être sûr de son autorité, Sûr de son désir D’être ».
Evidemment, faisant appel aux affects de l’âme, aux variations intensives de l’amour, Charbel Dagher assume sa dimension spatiale de libération. Machine désirante, subjectivité affirmative de l’humain, expression de la vision et des vicissitudes de la réalité, la création poétique transforme le lieu objectif en intimité, le commun en propre et l’extériorité en un soi interne. « Ma maison est mon corps, Mon corps est ma maison : Nous cohabitons contraints et forcés, Est-ce lui ou son double ?
Banquet lunaire nous révèle au-delà de son intensité poétique et créatrice, et de la sinuosité de son imaginaire, une cohérence philosophique comme synthèse d’une multiplicité de visions interculturelles. Cet équilibre qu’on retrouve dans le rapport de soi à soi comme dans le rapport de soi à l’autre est la marque finalement d’une poétique philosophante qui donne à l'être son êtréité. Deux axes possibles soutiennent cette poétique philosophante : Une temporalité à-venir et un espace du désir. Cela nous amène à insister finalement sur le caractère dynamique de ce recueil qui ouvre à une position toujours renouvelée entre l'angoisse de l'advenir, de la mort et du néant, et la joie et l'accomplissement de la vie.
(24-7-2025).