Avec Raouf MEDELGI :
L'arabe est ma demeure

 

Invité dans le cadre du colloque sur la calligraphie arabe qui s’est tenu à Beit el Hikma, à Carthage, Charbel Dagher, figure incontournable de la poésie libanaise, a accordé à notre journal une interview dans laquelle ils nous a parlé de son travail poétique, de la calligraphie et de sa relation étroite avec l’art plastique ainsi qu’avec les pays du Maghreb, et en particulier, la Tunisie.
Le temps : vous êtes invité en Tunisie par Beit el Hikma. Vous présentez une communication sur la Calligraphie arabe. Pouvez-vous pour commencer, nous en dire plus sur votre communication et surtout sur le rapport entre ce sujet et votre pratique de la poésie ?
Charbel Dagher : En parlant de la calligraphie, ma communication s’intéresse à la langue arabe elle-même car cette langue, par le fait coranique, représente non seulement le support et la matière de réflexion, elle est aussi le modèle de l’écrit et de l’artistique que ce soit dans les écrits ou les réalisations matérielles. Je me suis appuié sur les textes des soufis pour signifier que la langue arabe a été pour eux la base d’une théorisation de l’existence et du faire.
Quant à Ce rapport entre ma pratique de la poésie et la calligraphie je dis parfois que je vis dans la langue arabe et qu’elle est ma demeure en rappelant la phrase de Heidegger. Mais cette demeure donne, par ses fenêtres multiples sur l’extérieur, sur la vie et sur l’existence : ce qui veut dire pour moi que la poésie est un fait de langage imbibé d’intériorité, de vibration, parfois même d’un vécu intime et d’un dépaysement, d’un voyage par la langue et au-delà de ce qu’elle désigne.
Ainsi la poésie me définit, mais après coup, elle est ce qui me précède tout en n’ayant pas une carte qui désigne par avance mes pas et mes projets. Elle est pour ainsi dire, une façon de me découvrir et de sentir l’oscillation de l’existence.
Le temps : Les connaisseurs de votre poésie parlent d’une influence certaine des arts plastiques sur vos textes. Comment s’est opérée cette influence ?
Charbel Dagher : J’ai déjà écrit dans l’un de mes livres que le poète arabe est dans la position d’un aveugle, ce que j’ai refusé pour moi-même. Ma poésie tient absolument à voir : elle se tient d’abord par une image, une scène, parfois par une théâtralité d’ordre narratif ; et je tiens à dire que mes relations et ma fréquentation du milieu artistique et des artistes m’a appris des choses qui m’ont aidé à écrire le poème.
Le poème moderne, selon moi, se construit comme une toile moderne dont l’artiste ne réalise la fin de son travail qu’une fois le travail achevé; ce qui veut dire que le poème n’est pas une transcription d’un dire poétique mais plutôt une réalisation de ce dire dans le travail, dans le texte. Le poème n’est pas le dépôt d’un aveugle, ni d’un messager, il est le produit qui se fait dans une expérience dont on ne peut saisir par avance, tel le théâtre où sont les planches où sont les coulisses. Je tines à ce que le poème soit un cheminement et un miroir transparent des deux cotés.
Le temps : Donc la poésie devient un miroir qui renvoie aux relations internes et externes de l’individu…
Charbel Dagher : Je garde en souvenir un image, une scène qui me plait beaucoup dans le film français « Un dimanche à la Campagne » où un peintre à la fin de sa vie, et à la fin d’une journée mouvementée rentre à son atelier et replace son chevalet autrement que d’habitude après avoir ouvert la fenêtre, longtemps fermée, qui donne sur le jardin et se place devant son chevalet. Je vous raconte cela pour vous dire que La toile est à la fois le support et la fenêtre qui donne vers l’extérieur. Cette double fonction ou cette doublure, je la revendique et je la travaille dans le poème.
Le temps : Est-ce que vous étés plasticien par ailleurs ?
Charbel Dagher : Je ne suis pas plasticien, je ne suis pas doué pour les choses manuelles. Je parle de la matérialité mais je suis une personne qui se place du coté abstrait et théorique des choses. je dis cela tout en précisant que je fréquente beaucoup les milieux artistiques. Tout en apprenant la technique de faire et de travailler, on garde en mémoire que c’est l’aboutissement du travail qui nous désigne « in fine » quoiqu’on croie que c’est nous qui produisons ce que nous essayons de faire.
Le temps : Seriez-vous tenté de franchir la frontière pour passer de la poésie à la pratique de la peinture ?
Charbel Dagher : Déjà je vis aux frontières de plusieurs pratiques, entre poésie, traduction et recherches littéraires et esthétiques, ce qui est pénible en soi et enthousiasment en même temps. J’essaie de me confronter en me disant que ce ne sont que des chambres différentes dans une même maison. Mais croyez-moi que passer d’une pièce à l’autre n’est pas aisé et qu’avec la maturité dans l’âge je souhaite éliminer certaines de mes pratiques, cependant je ne sais pas si je vais réussir car le potentiel de développement et de la production de certains de mes écrits sont dans ce que j’ai fait et se présente à l’écran de mon portable comme des taches incessantes quoique reportées.
Le temps : Aussi bien en tant que poéticien que comme poète, vous avez avec la scène culturelle tunisienne des relations de coopération de plus en plus profondes. Pouvez-vous en parler ainsi que des effets de ces rapports sur votre poésie et vos recherches ?
Charbel Dagher : Il y a plus d’un an et demi, j’étais invité au Koweït pour parler de la relation entre le « Machreq » et le «Maghreb»; j’ai senti le besoin de dire hautement et par écrit ce que je dois personnellement aux pays du Maghreb dont la tunisie. J’ai dit en substance que mes rapports avec l’art des anciens et des modernes reviennent principalement à cette découverte que j’ai réalisé en parcourant les villes et ateliers maghrébins.
Avec la Tunisie, j’ai eu des rapports plus intimes car j’ai été touché, depuis mon premier voyage à Tunis, pas le contact agréable qui s’est immédiatement établi entre certains tunisiens et moi ; surtout qu’ils m’avaient rappelé qu’on est cousins germains. D’ailleurs, je trouve que le présent du Liban et de la Tunisie recouvre des similitudes qui donnent à l’assise historique son surgissement le plus net et je veux dire qu’on est deux pays méditerranéens acculés à l’ouverture avec une culture composée et une population dont l’hospitalité fait partie de ses strictes obligations.
(le Journal «Le temps», Tunis, 6 mai 2006).