Senghor : l’humaniste Africain

 

(Senghor : l’humaniste africain, Edifra, Paris, 1991).

 

C’est avec plaisir que j’ai relu les communications du colloque « Léopold Sedar Senghor, l’humaniste africain » (tenu à Asilah du 13 au 15 Août 1990), plaisir ravivé par les souvenirs d’une fête populaire comme savent si bien les organiser les villes modestes et généreuse : fête et collogue, hommage et réflexion.
Hommage à un homme à qui l’on doit beacoup, nous, les participants, ainsi que les millions de personnes qui le considèrent comme l’une des consciences ayant marqué positivement ce siècle, et surtout comme l’éclaireur qui a déplacé des lignes de partage, des frontières infranchissables, marquées par le colonialisme. Un homme dont le nom est déjà un programme, une destinée : léopold sigmifie lion, sédar celui qui ne pourra jamais avoir honte, et Senghor seigneur, ou monsieur.
Plus d’un chef d’état a voulu marquer et saluer l’oeuvre du combattant. Plus d’un penseur a cherché à comprendre le trajet singulier d’un homme qui a proné à la fois le ressourcement aux origines et l’anticipation du futur collectif. Comprendre donc la pratique d’une vie, la démarche d’une oeuvre, qui a loué sans réserve et avec insistance la « négritude » et la « civilisation de l’universel », le socialisme et la liberté. Projet et réalisations donc qui ont délivré un discours (pas seulement un message) d’espoir dans un monde d’antagonismes et d’incertitudes. Que peut nous dire aujourd’hui l’oeuvre senghorienne?
Elle nous a parlé de « dialogue des cultures », or le monde se referme sur ses plus petites unités etheniqus! Elle nous a parlé de «métissage», or les humains ne cessent d’exhiber leurs signes et leurs symboles (habits, coutumes, références particulières...) de différenciation culturelle et ethnique, au point que l’homme, en tant que projet, n’est plus dans son devenir mais dans ses determinismes! que peut nous dire la « sagesse » senghorienne légendaire? Est–elle le signe d’un renoncement prématuré à la révolte, ou celui d’une violence retenue mais néanmoins vivifiante et conquérante?
Nous avions à penser cette oeuvre, aussi bien poétique que politique, à la saisir en tant qu’ «effort» comme peut le croire un penseur, un tant que charge comme elle celle que peut assumer un dyali. D’autant plus que l’oeuvre senghorienne (pratiques et textes) dissimule souvent les ruptures qu’elle opère ; or, comme le dit Senghor lui- même : «ce sont ces ruputures et ces efforts qui font la grandeur de l’homme.»
Une oeuvre mal comprise? La lecture de certains de ces textes m’incite à le croire et à relire l’oeuvre, au moins en partie, autrement : retrouver sa vitalité, pas sa conformité, son évolution, pas sa continuité (avatars qui marquent et défigurent toute pensée, surtout quand elle aspire à la « symbiose »).
La lecture de cet ensemble m’a réservé plus d’une surprise et m’a engagé à saisir l’oeuvre senghorienne non comme une totalité, une globalité simplificatrice, mais comme un effort, sur soi et sur l’autre, en vue d’un devenir de l’homme (« universel ») qui dépasse et transcende ses déterminismes : « pour se métisser (...) il faut d’abord être séparément. c’est pourquoi nous disons que chacun doit être métis à sa façon. Chacun doit s’enraciner dans les valeurs de sa race, de son continet, de sa nation pour être, puis s’ouvrir aux autres continents, aux autres races, aux autres nations, pour s’épanouir et fleurir. En résumé, pour s’associer, il faut être; mais pour être plus, il faut s’ouvrir à l’autre.»
Je tiens, enfin, à remercier Mohamad Benaissa, maire D’Asialh et secrétaire général du Forum culturel afro-arabe, pour l’aide précieuse et la confiance accordée au cours du colloque et pendant la réalisation de cet ensemble. Tous mes remerciements vont aussi aux paricipants, auteurs de ce livre, dont j’ai eu l’honneur et le privilège de coordonner les débats et présenter les contributions.
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L’air dense d’une solitude limpide

 

N’est–il pas plus commode d’accéder à une ville aux portes multiples, de jouer une composition musicale polyphonique, que de dire une chose (pourtant elle est ici et maintenant!) dont les dédales et les rythmes incessants nous réservent des rencontres, quoique voulues, mais toujours surprenantes ?
Ne suffira–t-il pas, ainsi, dêtre sur les pistes du départ, mais d’être aussi l’aventurier de l’esprit, risquant de livrer son âme à une orchestration sourde et tenace qui le transfigure alors qu’il se mire dans le texte. Plus qu’un chant, la poésie nous enfante, mûrs et frais ; elle nous nomme a posteriori.
Notre nom est Senghor.

S de séparation
Se séparer pour être proche, pour voir et peser l’or d’une présence diffuse.
…. Ou S de solitude
Seul pour accéder aux autres , pour leur adresser un message quoique codé mais éclairant; un chant à l’aube des doutes. Se situer dans un espace clos pour recevoir par le fenêtre, être aperçu à peine, un clin d’oeil à une passante marquée par les larmes des souvenirs.
Un jour, je vous laisserai les clés sous le piallason, et vos photos sur la cheminée.
Ne vous agitez pas trop! N’agitez pas l’air dense d’une solitude limpide!
Fleur ou rosée, noir sur blanc. Que dire d’un poème à jamais remis? Disons qu’un soir je laisserai ouverte ma fenêtre et mes empreintes sur une feuille blanche avec ma signature en bas.

E d’enfance, d’entité
Arc tendu, ferme et réfléchi. Aspiré par sa propre énergie,retrouvant
Dans le vent les notes des retrouvailles. Pourtant la vie, comme une berceuse...
Regard d’enfant émerveillé par les bulles!
Quoique voyageur, aux espoirs immenses, tu rentres toujours pas loin de ton dessein originel, assis, comme jadis, sous les branches des lifaos.

N de négritude
Apparu pour la première fois e 1934, dans la modeste revue l’étudiant noir; elle est la “conscience d’être noir, simple reconnaisance d’un fait qui implique acceptation, pris en charge de son destin de noir, de son histoire, de sa culture ». Poésie, même culture, comme paramètre de l’exitence; pensée comme humanisme, voire égalité, ou elle signifie la supériorité de chacun.
Senghor fouille à la recherche d’un mythe fondateur, ou « l’un » serait négro-africain et multiplicateur.
Négritude conçue comme dialectique : thèse (affirmation de soi), antithèse (contestation de l’autre, colonisateur, réducteur de soi, uniformisant le « différent ») et synthèse (humanisme universel).
Dynamique de la pensée, non dénuée de sous-entendus, de mal-entendus: n’est-elle pas la façon dont l’ex-colonisé se dégage d’une emprise directe, mais pour être mieux reçu? N’est-elle pas une évocation du passé, une recherche, mais pour mieux se positionner vis-à-vis de l’autre toujours modèle et point de retour?

G de griot
« Toi, tu écoutes l’inaudible
et tu m’expliques les signes quer disent les ancêtres dans la sérénité marine des constellations » .
Relevant que le vent compose avec les feuilles un rythme à jamais renouvelé, il avance, concentré de soi-même, et reconnaît son père au bout du chemin.

H d’humanisme
N’est-elle pas une lettre creuse, une forme décorative?
Comment ne pas se méfier d’un dialogue oû nos répliques sont proposées d’avance? Etre un « rôle » pas un « être » dans un jeu faux et monté!
Pourquoi ne pas le dire: humaniste, ou rôle prêté à des figurants perdus! Pourquoi ne pas l’écrire: propos de repos d’un guerrier jadis conquérant mais toujours dominant!
Même pour Sartre le Noir n’est pas dyali, ou autre symbole ou personnage africain, mais Orphée: le Grec africanisé! Car la négritude, pour lui, n’est qu’une «étape », un « moyen » dans une lutte anticoloniale; et la « négritude sera dépassée »; même elle « est pour se détruire... elle n’a pas de suffisance par elle- même. »
Même si l’on connaît parfaitement la teneur d’une autre culture, même si on la représente en évitant l’ethnocentrisme, nous risquons de reproduire une relation de dominat à dominé, et d’éviter le vrai dialogue, en ne remettant pas en cause les fondements d’un discours (et d’une civilisation) qui se présente en tant que clôture, repère et finalité de toute autre culture (et de toute autre civilisation).
Comment dialoguer et que veut dire métissage? « à égalité », disiat Senghor en invitant l’occidental, frontalement puis diplomatiquement, à reconnaître l’« autre » en tant que « différent » mais ouvert au dialogue. « Métis culturel », Senghor l’a été, la défendu, l’a pratiqué, au point de faire de sa propre vie l’équation d’un dialogue plus large. Toujours est-il que l’humanisme, comme valeur et vision, et le métisagge, comme projet, restent à l’orde du jour.

O d’oubli
Bousculer sans remods les tenants d’une phrase qui ne s’avère pas vaincue. Revenir toujours sur ses pas pour ramasser les pierres du Petit Poucet afin de mieux avancer. Le corps tout entier, mais la tête d’abord, intercepter les signes du désir, euphorique geste, comme par enchantement!
Plutôt l’infinitif qu’une conjugaison bien prévisible. Infinitif comme infini des fins, comme le vent qui soulève les feuilles allongées au bord d’un fleuve paisible, et qui ranime mes doigts, occupé que je suis à toucher les pierres pour les désigner, les arabes pour les dresser, les mots pour les nommer. Ne serait-il pas prudent d’oublier pour écrire?

R de rhythme
Senghor se propose souvent comme le compositeur musical de ses propres poèmes en indiquant aux lecteurs- interprètes les instruments musicaux à accompagner ses paroles.
Plus qu’une mélodie, la poésie est pensée comme une mise en musique. Par ses références multiples aux griots ou dyalis, aux instruments musicaux africains, arabes et européens et aux diverses formes rythmiques de la poésie orale africaine, Senghor se présente comme un « troubadour moderne », enclin même, dans ses élégies, au dyoung-dyoung, le tam-tam royal; comme un mâbo, le chantre africain des poèmes généalogiques et épiques. Même plus! Il retrouve dans les langues agglutinantes à classe syllabique, comme dans des langues africaines, une constituante fondamentale qui les rapproche de la langue arabe et qui les distingue des langues dérivées du latin. Le rythme considéré comme mode de regroupement, de différenciation, élément élevé au rang d’un fondement, d’une loi. Chant déclamé qui nous place dans une assisatnce docile. Murmures de nuit dans un village lointain.
Tam-tam d’une solitude forcée. Sonorités assourdissantes des ombres persistantes. voix éteinte à l’aube du désir.

(Senghor, l’humaniste africain, pp. 212-216.)