Le théâtre arabe entre l’écrit et le parler
En guise de prologue, je m'explique sur ma façon de procéder : je concentre mon discours sur le renouveau du théâtre arabe à partir des années 60 du siècle passé et m'inspire du procédé théâtral pratiqué par trois écrivains au moins qui feront l'objet de ma conférence : L'Egyptien Alfred Faraj (1929-2005), le Tunisien Izz Eddine Madani (1938 -) et le Libanais Issam Mahfouz (1939 - 2006).
Le premier, Faraj, raconte dans une de ses pièces deux histoires tirées de Mille nuit et une nuits, différentes mais successives, relayées par le même conteur.
Le second, Madani, a écrit une pièce selon le procédé des conteurs arabes classiques, où un conteur en relaye un autre, et ainsi de suite, pour former ensemble la chaîne du texte.
Le dernier, Mahfouz, a procédé différemment mais dans la même perspective dans une de ses pièces intitulée: « Pourquoi Serhan Serhan a refusé ce qu’a dit al-zaim à Faraj allah Helou dans le Stéréo 71? ». Ces trois personnages ont dû relayer des histoires successives mais différentes dans un Stéréo nommé selon l’année de la production théâtrale.
Ce procédé de relais narratif pourrait être propre à une culture orale, mais il est aussi propre à la culture arabo-musulmane classique, connu sous l'appellation (العنعنة), qui est caractéristique des Dits du prophète : les compagnons de Muhammad et leurs suiveurs ont formé une chaîne de relais pour conserver les Dits, avant de les transcrire dans des livres.
Ce procédé est propre au renouveau dont je veux vous parler dans cette conférence. C'est selon ce même procédé que je structurerai ma conférence autour de trois relais, trois villes Le Caire, Tunis et Beyrouth et trois écrivains cités ci-dessus. Je tenterai de brosser une vue d'ensemble multiple et différente. Mais cette vue sera présentée selon une problématique propre à ce théâtre arabe qui s'articule entre l'écrit et le dit / entre l'écriture et la parole
Je m’arrêterai d'abord au Caire. Mais au préalable je veux faire une clarification qui concerne l'ensemble de la conférence : dessiner une perspective historique du théâtre arabe, voire de son renouveau, demande de respecter des exigences multiples et aussi l'histoire particulière de chaque expérience théâtrale, de chaque écriture théâtrale, des choix, tendances et stratégies inhérents au fait théâtral qui, plus qu'aucune autre expression écrite ou parlée, se propose de dialoguer avec son temps et ses contemporains. Car déployer un dispositif – tel que le notre - ne doit pas négliger ou estomper les liens, les ruptures et les convergences, dans une histoire générale qui se veut aussi une histoire tout court.
Si j’avais à respecter la chronologie de la naissance du théâtre arabe, au 19 siècle, je n'aurais pas dû commencer par le Caire, mais par Beirut. Car dans cette ville méditerranéenne, ouverte plus que d'autres aux échanges et connexions avec le corpus culturel européen, et ouverte aussi aux étrangers grâce à son port qui commence à recevoir les navires à vapeur et avec eux les missions diplomatiques et les missionnaires, on a vu naître, avec Maroun Naccache (1817-1855), la première pièce écrite en arabe littéraire, et jouée à Beyrouth même dans le quartier de Jemmeizé en 1848… Une deuxième a suivi en 1850, une troisième en 1853, puis le pionnier du théâtre, inspiré par sa visite en Italie et ses fréquentations théâtrales est mort, jeune.
J'aurais donc dû commencer par Beyrouth, or j'ai choisi d'entamer mon périple par Le Caire.
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Abd Ar-rahman al-Jabarti (1756-1825), historien égyptien, contemporain de la Campagne d'Egypte nous signale dans sa somme historique la présence, dans le quartier d'Azbaquiée au Caire, d'un théâtre mais il ne sait ni le nommer ("الكمدي"), ni définir ce qu'il propose à ses visiteurs. Il se contente de donner des indications toutes simples tel que : l'événement se déroule à un moment précis , le visiteur doit se munir d'un ticket pour pouvoir y accéder. Il a fallu deviner qu'il s'agissait d'un théâtre, monté au Caire, comme d'autres projets ((journaux, cénacle de savants, bibliothèque publique et autres), moins pour les Egyptiens que pour les soldats français dont on souhaitait qu'ils gardent le contact avec la France fraîchement révolutionnaire.
Pour ces raisons et pour d'autres encore, Le Caire ne connaîtra le théâtre qu’avec d’autres étrangers, arabes cette fois-ci, des libanais, des « Shwams » (comme on les appelait à l’époque), encouragés par des khédives de plus en plus demandeurs d’une acculturation accrue dans les domaines des arts : il suffit de se souvenir que l'opéra Aida de Verdi fut donné en première mondiale au Caire en 1871, à l'occasion de l'inauguration du Canal de Suez, en réponse à une commande du Khédive Ismael, le plus « européanisé » des descendants de Mohammad Ali…
Ces pionniers portent des noms non moins célèbres que leurs disciples reconnus et professionnels : Youssef Wehbé (1900-1982), ("عميد المسرح العربي"), le pionnier du théâtre arabe (selon une appellation célèbre) est un des premiers à étudier le théâtre dans un institut académique en Europe, en Italie précisément, après avoir admiré la troupe du libanais Salim al-Qourdahi... Ils ont été plusieurs à se départir de toute réticence face au concept de théâtre, comme nous le verrons à la fin de la conférence.
Il est difficile, dans le temps qui m’est imparti, de décrire les débuts et les développements du théâtre arabe en Egypte. Pour résumer, je dirai que cet enracinement prend forme et vie à partir d'une combinaison entre l'art "importé"/"introduit", le théâtre d'opérette, et l'art ottoman populaire en Egypte. Cette combinaison prend avec Sayed Darwiche qui réussit avec brio à faire de cet art un produit égyptien et populaire.
Toufik Al-Hakim (1898-1987) est l'autre nom à retenir de cette éclosion de l'art théâtral, à côté de Sayed Darwiche, mais dans un autre registre. Al-hakim, diplômé de La Sorbonne, et juriste de formation et de métier, fera de la pièce théâtrale une œuvre littéraire, écrite, voire inspirée, dans ses débuts surtout, par les œuvres classiques, grecques précisément. Le théâtre ne constitue plus un amusement comique, un simple divertissement composé de chansons et de danses, au fil narratif mince constitué d'une historiette, il devient l'œuvre d'un professionnel de l'écriture et s'intègre dans une histoire ancienne, fondée sur les trois unités du théâtre classique.
Avec Al-Hakim, le théâtre déserte les planches plus ou moins restaurées du cabaret et du théâtre de boulevard pour poser les fondements d'une œuvre qui se lit tel un roman sans qu’elle soit jouée nécessairement : Un théâtre qui se veut d’abord un site culturel pour le public, non le petit théâtre du Khédive.
Il n'est pas aisé de faire des raccourcis dans cette histoire, si riche et bouillonnante dans l'Egypte du début du 20 siècle et bien après. Toutefois nous pouvons relever des liens entre Al-hakim, reconnu comme le « pionnier » de ce théâtre, et Alfred Faraj dans ses débuts. Même si tout va les séparer et très rapidement.
Pour des raisons, aussi bien politiques qu’artistiques, Faraj a choisi, dans son œuvre riche, de faire dialoguer peuple et patrimoine, avec une certaine inspiration de gauche. Des sujets puisés dans l'histoire égyptienne, ancienne ou récente ("صوت مصر"، "سليمان الحلبي"), ou dans le corpus arabe classique, tel que Mille nuits et une nuits ("الزير سالم"، "حلاق بغداد")... Des sujets qui campent des situations, portées par des personnages ; des sujets qui abordent des conflits mettant en jeu des valeurs tels que : la libération du joug de l'occupant, l'injustice et l'oppression, les aléas sociaux dans un Etat policé et autres. L'on a des drames, des mélodrames, des tragédies, des pièces longues ou courtes d’un seul chapitre. Au total, plus de 27 pièces dont certaines ont été appréciées dans divers pays arabes.
Nous pouvons dire, sans grande hésitation, que le théâtre de Faraj s’inscrit durablement dans la configuration nassérienne avec un ancrage à gauche. Théâtre politique avec un ancrage social fort, avec d’autres écrivains tel : Naaman Achour, Saad Eddine Wehbé et Loutfi Al-khouli et autres.
Il n'est pas aisé de résumer l’œuvre de Faraj, ni d’y retrouver des axes ou des directions ou des thématiques favoris ou récurrents, car sa production est paradoxale, avec de la mobilité dans ses recherches formelles et une certaine constance thématique. Nous y retrouvons des histoires anciennes ou contemporaines, politiques ou sociales, qui traitent de l’Egypte ancienne ou de la Palestine, des pièces inspirées de Mille nuit et une nuits ou des mélodrames populaires.
Toutefois ce qui a dominé sa perception du théâtre peut se résumer dans son slogan: pensée et spectacle ("فكر وفرجة").
A la langue de relever ce défi, de réaliser ce projet. Une langue dialoguée, non figée dans des formules littéraires. Une langue mobile, puisant ses formules et expressions saisissantes dans le parler égyptien, voulant par ce choix, selon ses dires, rendre la langue plus « visible ».
Ainsi il a pu créer un nouvel espace théâtral, creusant davantage les limites entre: le théâtre « littéraire » avec Toufic Al-hakim (1902-1987), et Mahmoud Taymour (1894-1968), et Aziz Abaza (1898-1973), et Ali Ahmad Bakasir (1910-1969) et autres, et entre la théâtre « commercial » ("المسرح التجاري"), selon les classifications courantes au Caire, avec : Nagib Al-rihani (1891-1949), et Youssef Wehbé et autres.
Une œuvre bien ancrée dans les choix d’une société, ainsi que dans une réinterprétation actualisée du passé, mais ancrée surtout dans l’art populaire de « l’historiette », dans ce que les égyptiens appellent : ("الحدوتة), qui n’est autre qu’un dérivé du verbe : narrer (حكى), ou du verbe : (حدث). Ce que Al-jabarti n’arrivait pas encore, au début du 19 siècle, ni à nommer, ni à accepter de surcroit, s’est trouvé des assises solides, sociales, aussi bien dans les classes moyennes que dans des couches populaires de plus en plus élargies, après l’éclat des palais du Khédive et des émirs. Des théâtres nombreux au Caire (populaire, commercial, expérimental et autres), en Alexandrie et dans des villes lointaines du centre, encouragés par une politique culturelle active, malgré les atteintes multiples contre la liberté d’expression… Des atteintes qui ont touché Faraj lui-même et l’ont obligé, lui et autres, à connaître les routes de l’exil.
L’Egypte, plus que d’autre, et mieux que les autres, a su construire une base renouvelée pour le théâtre, attirant des nouveaux talents ou des écrivains de renommée, comme Youssef Idriss (1927-1991), et salah abd As-sabour (1931-1981), et Abd Ar-rahaman Al-charqaoui (1920-1987), après Al-hakim.
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J'observerai mon deuxième arrêt à Tunis, dans le Tunisie bourguibienne, avec : Izz Eddin madani, qui a su porter le théâtre tunisien, surtout son écriture, vers de nouveaux développements et qui a dialogué avec son temps. Il est facile de faire un lien direct entre cette œuvre et le tonus qu'a connu le théâtre tunisien durant les dernières décennies, mais cette interprétation est hâtive et ignore peut-être les choix propres de Madani qui n'ont été ni simples, ni admis. Madani, comme Faraj, a eu un second métier, en relation avec l'actualité et la culture : le journalisme culturel.
Il a, durant le mandat français, fréquenté souvent, avec son père, le théâtre municipal de la ville de Tunis, fondé par les autorités françaises et toujours actif à ce jour. Il a connu les pionniers tunisiens du théâtre, tel le célèbre acteur Ali Ben Ayyad et ses compagnons, même s'ils n'ont pas trouvé grâce à ses yeux. Il cherchait encore sa voie et sa voix. Ainsi tracera-t-il une voie autre, différente de celle de ses contemporains. Il gardait à l'esprit qu'avoir des planches, un auditoire réceptif et des propos socialement engagés (avec des valeurs, des visions et des perspectives) pouvait conduire à des changements, des ruptures, voire à une relance que l'on appellera plus tard le renouveau. Une telle configuration est à penser en rapport, quoique conflictuel, avec le bourguibisme. En effet les choix opérés par Madani (et d'autres auteurs de poésie moderne tunisienne) tranchent avec les choix du régime, qui a notamment favorisé l'expression française (au dépens de l'arabe) et le parler tunisien.
La pièce Al-sudd du Tunisien M. Al-Masaadi, écrite en 1939-1940, publiée en 1955 mais non jouée, a tiré vers le haut la tenue littéraire et choisi la forme théâtrale de l'étrange. Masaadi s'inscrivait dans la lignée de T. Al-Hakim et de son théâtre, mais en optant pour l'étrange. Il est considéré comme le fondateur du théâtre tunisien et comme un précurseur de l'oeuvre de Madani.
Madani, dès ses débuts, emprunte la voie de l'arabisme à facettes multiples : arabisme linguistique, arabisme culturel qui puise dans le corpus arabo-musulman, quoique ancré à gauche, comme Faraj, signe d'un renouveau proclamé.
Il est loin, pour Madani, le temps des débuts, des prémices, avec la première pièce écrite en Tunisie, et jouée par des tunisiens, en 1909, par : Mohammad Al-jaiibi (محمد الجعايبي), (1878-1938)... Il est loin aussi le temps des précurseurs, tel : (الهادي العبيدي), et (نور الدين محمود), et (محمد الحبيب) (1903-1980), et (أحمد خير الدين) (1905-1967), et (زين العابدين السنوسي) (1898-1965), et (خليفة السطمبولي) (1919-1949), et (علي الدوعاجي), et (عبد الرزاق كرباكة) (1898-1945), et autres. Il est loin ce temps quand Madani débute dans le théâtre et pourtant des similitudes de parcours sont à relever, quoique dans des directions différentes, chez lui et ses précurseurs : lui comme eux a lié « adab » et théâtre, lui comme eux a débuté dans la presse tout en écrivant romans et poésie.
Il faudra attendre la création de la troupe municipale de théâtre avec Hassan Az-Zamarli entre 1960 et 1963, pour voir naître une dramaturgie conséquente, loin des dialogues figés plus aptes à être lus que vus. Ce seront des œuvres écrites en arabe ou traduites du français, surtout durant le Mandat, ce qui a conduit après l'indépendance a ce qu'on a appelé la tunisianisation. Cette pratique a surtout profité au langage théâtral car des acteurs et des dramaturges, tel Ali Ben Ayyad et d'autres, ont œuvré entre autres à tunisianiser des pièces tirées du répertoire classique européen.
L'on aboutit à une œuvre littéraire avec une portée esthétique et civilisationnelle, on s'éloigne de l'amusette populaire ou des pièces légères de comédie sociale ou politique. Madani a une vision culturelle voire civilisationnelle du théâtre, une façon à lui de se positionner et de s'approprier l'art théâtral étranger à la culture arabo-musulmane. Pourtant il n'a pas cessé, dans ses écrits, ses entretiens, ses positions de dégager la profondeur théâtrale dans la culture classique.
Mais ce qu’il défendait et exposait surtout n’est autre que son interprétation, sa réactualisation, du « fil narratif » dans le tissu classique. Ainsi il s’explique dans un entretien: «j’ai trouvé mon compte dans le patrimoine (littéraire s’entend). Il n’est pas seulement le passé, il est aussi bien un passé et un présent et un avenir ». Et il développe davantage sa vision (toujours dans cet entretien datant de 2011) : « J’ai eu à profiter des formes d’expression arabes pour pouvoir créer un théâtre arabe civilisationel».
Il suffit, à cet effet, pour se rendre compte de cette intention persistante, de relire les titres de ses pièces pour pouvoir vérifier cette intention préliminaire et tenace: ("ثورة صاحب الحمار") en 1971, ("رحلة الحلاج") en 1973, ("ديوان الزنج") en 1974, ("الغفران") en 1976, ("مولاي السلطان الحسن الحفصي) en 1977, ("التربيع والتدوير") en 1989, et ("على البحر الوافر") en 1989, et bien d’autres.
Certains pourront retrouver dans son œuvre un engagement, une orientation idéologique réaffirmée d’une pièce à une autre, or ses choix se sont élaborés dans une perspective intellectuelle, détachée de toute visée politique. Son théâtre se jouait ailleurs, dans le cadre d’une acculturation inversée : en acceptant, en admettant les postulats européens dans le théâtre, il a tenté de les inverser, de les « introduire » dans la culture locale. Ainsi nous pouvons retrouver des parallélismes saisissants, intéressants à isoler, à étudier, entre les deux œuvres de Faraj comme de Madani. Il est à remarquer que les engagements de l’un comme de l’autre n’ont pas pris les mêmes directions : plus populaire chez Faraj, plus intellectuelle chez Madani ; plus proche des ressources et techniques et procédés de la culture populaire chez le premier, plus proche des procédés stylistiques de la littérature savante chez l’autre…
Or cet ancrage n'apportait pas seulement une source d'histoires à raconter, il a aussi fourni expressions à modeler, à reformuler, à rendre opérationnelles pour le théâtre... Il a fallu adapter, reformuler le narratif populaire et classique de la culture arabo-musulmane en procédés techniques utilisables pour le théâtre. Des procédés tel l'istitrad (الاستطراد), la digression, a été transformé dans une pièce pour aboutir à plusieurs histoires qui se jouent et se relayent sur les mêmes planches. On peut aussi parler de l'adaptation du discours rapporté par plusieurs énonciateurs tel qu'il apparaît dans le corpus des dits des prophètes. Il n'a pas hésité aussi à transformer les mètres de la prosodie arabe classique, surtout le mètre « al-wafer » ("بحر الوافر") comme cadre englobant l’œuvre. Il a procédé de même pour les maqams, pour la musique ancienne.
L'œuvre de Madani tend à un certain « classicisme », selon ses dires, qui n'est qu'une raison invoquée pour défendre son penchant, plutôt son choix de tirer ses pièces théâtrales du patrimoine. Mais en mélangeant aussi facilement le corpus arabo-musulman avec un autre, sa volonté de dialogue avec ses contemporains, sa légitimité tant proclamée reste à prouver.
Cette configuration patrimoniale, si l’on peut dire, est adoucie ou « dramatisée » plutôt par un emploi politique et dramaturgique. Le théâtre, selon Madani, n’a pas à « glorifier » (selon ses termes), ni à pleurnicher sur les vestiges d'un passé glorieux mais il revient au théâtre à le mettre en contradiction, pour faire ressortir les multiples facettes d’une situation historique et sociale, souvent cachée ou silencieuse. Ainsi il n'a produit, effectivement, que des drames s'achevant par un acte sanglant ou terrifiant. Ainsi la théâtralisation devient un exercice de réécriture de l'histoire, non des califes mais des opprimés et des marginaux, qui n’ont pas eu souvent leurs mots à dire dans les livres anciens.
Réinterpréter l'histoire est une façon de la réactualiser, de la rendre présente, avec les moyens propres de la dramaturgie propre à Madani. Car selon lui, donner à voir l'histoire dans ses contradictions n'est pas uniquement faire œuvre de vérité c'est aussi la bonne configuration pour la dramaturgie.
Ainsi il retrouve, ou tisse plutôt de possibles liens avec la dramaturgie grecque, voire occidentale. La perspective dégagée par Madani repose sur une vision fortement culturelle. En 1978, Madani a publié dans la revue culturelle mensuelle tunisienne « Al-hayat al-thaqafiya » ("الحياة الثقافية") un article qui a fait date : « Vers une écriture théâtrale arabe moderne » ("نحو كتابة مسرحية عربية حديثة"). Il y défendait déjà sa vision : réinterpréter, voire redynamiser le patrimoine dans une perspective théâtrale, ce qui, dans l'approche de Madani, en fait un patrimoine moderne, révolutionnaire et arabe (sous-entendu). Cette position de Madani concordait avec ce que soutenait de son côté Tayyeb Ssiddiqui, le Marocain, à savoir que le patrimoine comporte en son sein un corpus d'ordre dramatique qu'il revient aux nouveaux dramaturges d'exploiter et de théâtraliser.
Or cette vision programmatique n'est exploitable qu'en présence d'une dramaturgie digne de ce nom qui peut rendre le narratif dramatique et transformer le littéraire et le patrimoine oral en spectacle. Ainsi pouvons nous relever parmi ces expériences diverses, au Maghreb surtout, une rencontre bienheureuse entre la Fourja et la Halqua (qui veut dire le cercle, le cercle depuis les rencontres dans les espaces extérieurs des mosquées jusqu’aux cercles des conteurs dans les villages ou les souks ou sur les grandes places populaires) et des procédés dérivés de l'œuvre brechtienne, surtout la distanciation.
Moins populaires que l’œuvre de Faraj, les pièces de Madani ont été jouées surtout au Maghreb par des dramaturges reconnus et confirmés tel Tayyeb Ssiddiqui, et Abd Al-raouf Al-basiti, et surtout le tunisien Abd Al-moncef Al-souissi. Une œuvre imposante, influente au-delà de son auditoire ou de ses récompenses, parce que ce que Madani a proposé a fait bouger pas mal d'idées reçues, admises sans aucun questionnement comme des vérités bonnes à transmettre.
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J'aurai dû commencer ce périple par Beyrouth, or je le termine dans cette ville où a été proposé, pour la première fois dans le monde arabe, une production, un acte public inhabituel : se rassembler à un horaire précis, devant des tréteaux, pour voir une représentation, quoique fictive, d'une réalité humaine, sociologique et psychologique. Ce début est connu et a eu des suites et des adeptes dans la ville, déjà habituée aux étrangers, aux consuls et missionnaires depuis les premières décennies du 19e siècle. Ainsi Issam Mahfouz, notre troisième repère, n’est qu’un lointain descendant de Naccache, à un siècle d'intervalle. En effet, durant cette centaine d'années nombre de Libanais n'ont cessé de produire des représentations et de les relayer dans d'autres villes arabes ou étrangères, tel des acteurs ambulants dans les caravanes de La commedia dell’arte.
A Beyrouth donc, ou au Caire comme à Paris, des Libanais se sont engagés dans cette voie, au point de faire les répétitions à Beyrouth et de donner les représentations au Caire, et ceci depuis les années 1880.
Il faut rédiger toute une histoire, qui dépasse le simple cadre local, pour aller à la rencontre de ce renouveau, objet de ma conférence et dont Issam Mahfouz est le digne représentant. Ses débuts, dans les années 1960, ont tranché avec ce qui se faisait jusqu'alors en matière de théâtre et soudain paraissait lointain et étrange. Innovation en matière théâtrale mais en liaison avec un mouvement littéraire, surtout poétique, qui a déjà produit ses effets dans la société intellectuelle et bien au-delà. Car Mahfouz a rejoint le groupe de la revue « Shi’r » (poésie) (1957-1964 et puis : 1967-1970), avant d’écrire ses premières pièces pour le théâtre.
Cette revue et d'autres avant elle (tel : Al-adib, et Al-tariq et Al-adab et autres) a lancé une vague déferlante, sous la houlette du poète syro-libanais Youssef AlKhal, en 1957 avec des poètes qui feront, depuis, des figures incontournables de la nouvelle vague modernisatrice de la poésie et bien d’autres expressions, tel : Adonis, et Ounsi Al-hage, et Chawqi Abou Chacra et autres.
Plus qu'une vague, il s'agissait d'un mouvement de fond qui a fait du poème un produit aussi bien culturel qu'esthétique en communion avec les grandes expériences poétiques en Europe comme en Occident… Mahfouz propose, tout jeune, en 1959, ses premiers poèmes à Al-khal, depuis sa ville de Joudaidat Marjayoun, dans le lointain Liban sud, avant de rejoindre l'équipe. Cette revue, avec ses membres influents et leurs débats, a subi et vécu une crise au sein du groupe et au cœur de la langue. Une crise qui s'est cristallisée autour d’une expression lancée par Al-khal : « Le mur de la langue », ce qui signifie : comment peut-on écrire avec la langue employée dans le quotidien?
La première crise de la revue, ainsi que la seconde, ont porté sur cette question, d'autant plus que le théâtre proposait pour sa part des solutions valables pour sortir de ce dilemme.
Mahfouz a bien accompagné ces débats, et il a participé à la revue et œuvré dans le domaine théâtral. Certains ont vu dans son mutisme poétique sa façon de régler ce problème, voire d'abandonner la poésie qui ne peut être proche du langage quotidien. Or le théâtre le peut et Mahfouz y a œuvré et réussi.
Ce n'est pas un hasard si l'un des poètes de cette revue a été le premier à relancer le « nouveau » théâtre au Liban. A y regarder de plus près, nous remarquons que bien d'autres poètes libanais ont œuvré avant mahfouz et avec lui au renouvellement du langage théâtral. Des poètes comme Adonis et Ounsi Al-hage et autres ont bien traduit des œuvres du répertoire classique ou moderne en adoptant un langage dialectal ou proche du parler libanais ou de l’arabe allégé. A côté d'eux, il faut citer d’abord le rôle éminemment novateur assumé par « Le comité du Festival International de Baalbek », qui a proposé dans le célèbre temple romain de monter des pièces en version arabe, et proposé les traductions à des poètes « novateurs ».
Khalida Saïd qui a consacré une longue étude à cette période croit localiser la vague du renouveau aux alentours des années 1958-60 : elle a relevé des actes, des faits qui ont écrit cette nouvelle histoire qui a donné une nouvelle impulsion à Beyrouth dans le jaillissement d'une nouvelle modernité active aussi bien dans le théâtre que dans la poésie et la peinture.
Ainsi la fondation du Festival International de Baalbek a favorisé d’abord la naissance d’un folklore libanais théâtralisé, avec le trio Rahbanien (Fayrouz, Assi et Mansour), et surtout avec un parler poétique libanais réinvesti et réévalué dans leurs opérettes. Il faut ajouter à ces pionniers des dramaturges et des acteurs aussi variés qu'entreprenants que : Mounir Abou Debs, Antoine et Latifa Moultaqa, Edouard Amin Al-boustani, Chakib Khoury et autres.
Cependant réduire l’expérience de Mahfouz à un défi langagier, c’est plus que la réduire, c’est la mutiler, la rendre « technique » en fin du compte. Or l’apport de Mahfouz, reconnu d’ailleurs par ses concurrents et par beaucoup de critiques avertis, dépasse ce seuil, si l’on peut dire, pour rejoindre l’ensemble du projet. Il suffit de lire ce qu’a dit de lui Khalida Saïd, qui l’a accompagné aussi bien dans la revue « Shi’r » que dans ses recueils poétiques, ou dans son théâtre : «Il est le premier à renouveler l’écriture théâtrale. Entre le théâtre et la poésie, il a été le premier à s’éloigner de la langue poétique, en faisant la différence entre le théâtre et la littérature ».
Ainsi a-t-on vu se développer à Balbeck en été, ou à Beirut en hiver dans des nouveaux théâtres et dans des universités aussi, des expériences variées, qui réinterprétaient le théâtre grec et jouaient les Ionesco ou Becket, et cela en même temps.
La présentation de sa première pièce sur les planches, à Beyrouth en 1968, fit l'effet d'une bombe dans une ville pourtant habituée avec Mounir Debs, le plus moderne parmi les classiques et les jeunes, à des représentations variées dérangeantes et contradictoires. Cette pièce a pour titre : L'acacia ("الزنزلخت"), elle fut écrite en 1963 et non en 1968, une année après la défaite de 1967. En effet certains journaux et certaines études ont lié la pièce à la défaite des armées arabes devant l’armée israélienne.
C'était facile, pour eux, ainsi, d’interpréter le discours étonnant de la pièce : des Arabes ont découvert la « Naksa » ("النكسة") une fois la guerre terminée, tandis que le discours officiel, avant et durant la guerre, propageait une vision de la réalité, une vérité qui s'est avérée fausse, voire falsifiée. Tout comme le discours du personnage de Saadoun qui se révèle être fou à la fin de la pièce et qui est interné dans un asile spécial tenu par des nones.
Il faut signaler une nouvelle répartition des fonctions multiples du théâtre entre dramaturge et écrivain, entre pièce écrite pour être publiée ou écrite pour être jouée. Car le théâtre arabe a connu surtout des dramaturges-écrivains, comme Najib Al-rihani dans les débuts ou Jalal Khouri ou Tayeb Ssiddiqui dans les dernières décennies. Or Mahfouz s'est positionné différemment : écrivain certes mais auteur de pièces jouables, à l'image de celles d'un Ionesco ou d'un Tcheckov. Il a toutefois enfreint cette règle en collaborant avec « L’atelier théâtral de Beirut » (Roger Assaf et Nidal Al-achqar et autres), et en écrivant la pièce Carte Blanche.
Une année après la présentation de L'acacia , Mahfouz publie un texte dont le titre évoque la militarisation forte de la vie dans les pays arabes : il s'agit de Communiqué 1 qui est à mettre en relation avec les déclarations annonçant la survenue d'un putsch militaire, un texte dans lequel il proclame : "Comme nous traversons une période dangereuse dans l’histoire de notre nation; et comme nous sentons le besoin d’avoir des martyrs, que la langue arabe littéraire ("الفصحى") soit le martyr sacré du théâtre ». Un choix stratégique, depuis son premier coup de théâtre, pour un homme qui a affronté, avec d'autres poètes, "le mur" de la langue littéraire.
En 1964, dans le dernier numéro de la revue, Al-khal a publié « Le dernier manifeste », en parlant du « mur de la langue ». Est-ce bien la vraie raison qui a abouti à la dissolution du Groupe Shi’r ?
La réponse n’est pas évidente, car les uns et les autres n’ont pas cessé d’écrire de la poésie en arabe littéraire, sauf la fondateur qui a bifurqué quelques années plus tard vers la poésie en arabe libanais dialectal. En revanche, la lourdeur de l'arabe classique pèse sur les planches. Ceci explique pourquoi Mahfouz a rapidement fait le choix d'un langage approprié pour le théâtre. Tout un débat s’est déclenché autour du langage théâtral depuis cette date et bien avant; débat relancé d'une année à l'autre par de nouveaux dramaturges et écrivains dont Mahfouz jusqu'à ces derniers écrits. Débat parfois stérile qui cache mal ses sous-entendus politiques ou idéologiques, au lieu d'être un débat approprié au théâtre. Khalida Saïd a dit à propos de « l’acacia » : « cette pièce fut la première à être présentable sur scène", c'est à dire écrite pour les planches et non pour être publiée et lue, ce qui suppose un autre décryptage du langage théâtral et de notre problématique ici développée.
Mahfouz s’explique dans ces termes : « Le théâtre doit prendre position; et cette position doit s’ancrer dans le réel, en utilisant le premier élément de ce réel, à savoir son langage, son parler, le parler de la rue et de la maison, le parler de la dispute » (« Premier communiqué… »).
Bien avant la guerre (les guerres) au Liban depuis 1973-1975, Mahfouz a cessé d’écrire pour les planches, même s’il a publié plus tard: des « courtes pièces » en 1984, et « Le dénudement » (التعري) en 2001. Toutefois la tentation « dialogique », si l’on peut dire, ne le quitta pas vraiment.
Car si nous reparcourons la longue liste de ses derniers écrits (plus d'une cinquantaine), nous découvrons un écrivain qui n'a cessé de voir derrière les mots des personnages et des fantômes non moins humains. Outre ses pièces radiophoniques (publiées en 1975) et ses pièces courtes, Mahfouz a écrit plusieurs livres portés par une écriture qui relie le récit historique ou autobiographique d’un écrivain, comme Gibran, ou d'un groupe d'écrivains, à une fiction assez exubérante parfois, comme dans ses deux livres : « Dialogue avec le Grand Cheikh Ibn Arabi » ("حوار مع الشيخ الأكبر ابن عربي") en 2003, et : « Dialogue avec les athées dans le patrimoine » ("حوار مع الملحدين في التراث") en 2004 et autres. Il saisissait, si l’on peut dire, les situations historiques et personnelles comme des scènes portées par une dramaturgie sous-jacente, et il étudia les protagonistes de ses situations comme des agents de communication. Il faisait du feuillet une scène pour un auditoire qui se limitait à son propre regard, loin de Beyrouth, à Paris pendant des années . Il fit retour à Beyrouth ultérieurement mais sans théâtre dans cette ville perdue dans les guerres.
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J'aurais dû commencer ce périple par Bierut, or je le termine dans cette ville qui a assisté pour la première fois au dédoublement de l'existence humaine sur les planches. Un orientaliste nous rapporte la tenue de la première représentation théâtrale dans une ville arabe, par Maroun Naccache, cité ci-haut : Des personnalités ottomanes et locales, ainsi que des personnalités du corps diplomatique, prenaient les premières places dans l’auditoire. Le mufti était certain d'assister à une chose qu'il ne connaissait pas mais dont il savait qu'elle serait un autre signe de l‘ouverture de Beirut vers de nouveaux horizons.
Mais ce qu'il pensait ne pas pouvoir accepter c'était de voir un des personnages masculins éconduit par une femme vers laquelle il aspirait. Le Mufti en personne, bien alerte, a aussitôt prévenu, de vive voix, l'homme en question dès son apparition sur scène que la dite femme le trompait, et le trahissait dans les scènes précédentes.
Comment accepter fiction dans une culture fortement figée? Comment accepter le dédoublement existentiel et humain tel un jeu, qui n’est qu’une doublure de l’autre comme soi-même? Des questions qui n'ont pas été posées par les pionniers, en admiration devant les effets de masques, les personnages et les voix multiples. Ils craignaient d'être en retard, pensaient devoir rattraper le temps perdu en se montrant studieux et appliqués.
Ils ne se posaient pas de questions, une fois surmontées les réticences et les craintes, alors que s'ouvraient devant leurs yeux de vastes horizons. Ce sera à une autre génération de poser les questions, de s'en emparer comme des équations difficiles à résoudre. On a continué à faire du théâtre, en se posant des questions lancinantes : est-ce bien de chez nous ou est-ce de chez eux? Comment faire du produit étranger, différent, une oeuvre bien enracinée, qui coule de source?
Les trois écrivains abordés ont refondé, de diverses manières, aussi bien la langue théâtrale, avec des effets plus ou moins heureux, que la forme même de la pièce. Al Hakim a repensé forme et langue dans un livre au titre évocateur : Notre forme théâtrale ("قالبنا المسرحي"). Youssef Idriss a ouvert sa pièce célèbre ("الفرافير"), par une introduction qui rapproche le théâtre de la tradition populaire de la campagne égyptienne. Ce que Faraj a résumé en ces termes : "au théâtre arabe de se diriger vers son public, comme dans un voyage, afin d'acquérir son meilleur style et une légitimité nationale, afin de progresser, afin que l'expression et la langue soient l'objet d'un choix populaire, d'un référendum, d'une élection".
Le renouveau du théâtre arabe, depuis les années 1960 est à revisiter : il lui faut déposer son bilan pour permettre au regard critique de dégager ses acquis, ses erreurs et ses faiblesses. Nous nous penchons sur trois éléments :
- théatre et texte
- théâtre et pouvoir (aussi bien politique que religieux)
- théâtre et public.
La question de l'identité a dominé bien des discours, même chez des écrivains qui ne se croyaient pas portés par une vague « identitaire » ou « nationaliste ». Rendre le théâtre « plus arabe » était surtout le revers d’une acculturation non assimilée ou mal digérée, par les écrivains eux-mêmes, plus que par leurs publics. En revenant sur le débat autour du langage théâtral, nous constatons qu'il a été posé en des termes non appropriés parfois.
Farah Antoun (1874-1922) a affronté bien avant d’autres la lancinante question du dialectal et du littéraire, plutôt de l’écrit et du parlé, dans sa pièce « La nouvelle et l’ancienne Egypte » ("مصر الجديدة ومصر القديمة"), en 1912. Mais il a surtout ouvert une nouvelle perspective en abordant la question du vraisemblable : quel est le langage approprié d'un mendiant ou d'un lettré? Peuvent-ils s'exprimer avec le même langage, peuvent-ils tenir les mêmes dialogues ? Antoun répond dans l’introduction de sa pièce : « J’ai convenu de faire parler les personnages des couches sociales supérieures en arabe littéraire, car leur éducation, leurs connaissances et leur condition le leur permettait, et ceux des couches inférieures en dialecte ». Antoun ne défend plus la langue écrite-lue pour des raisons de légitimité mais pour des raisons réalistes et artistiques. Mais que faire quand deux personnages, l'un issu de la classe supérieure, l'autre de la classe inférieure se rencontrent et doivent se parler : quel(s) langage(s) utiliser ? Pour contourner ces problèmes inextricables, Mahmoud Taymour (1891-1921) a proposé pour chacune de ces pièces deux versions : l'une en dialecte, l'autre, postérieure, en arabe littéraire
Le fait de constater la disparité, le pont infranchissable entre le dialectal et l’arabe littéral, n’est pas une nouveauté, mais une donnée bien ancienne. Or ce qui mérite d'être relevé dans le domaine du théâtre arabe réside plutôt dans la distinction entre l'écriture et la parole, comme je l'ai posé dans le titre de ma conférence. Or à la relecture de nombre de ces textes ici évoqués, on découvre l'usage d'un langage semi-dialectal, semi-littéraire. Dans divers écrits et positions, on évoque l'arabe littéraire et populaire, l'arabe populaire littéraire, et bien d'autres dénominations encore qui toutes se disputent la désignation d'un langage à découvrir.
Il s'agit là, d'un débat récent, pas ancien. Ceci ne veut pas dire que la dichotomie entre arabe littéraire et arabe parlé et dialectal est récente, car elle a bien traversé les siècles avant l’Islam, et bien après. Ceci veut surtout dire que le débat n'a pas été pensé, du moins dans les écrits de la culture classique. Ce débat est post-ottoman dans les sociétés arabes et suit l'adoption de la graphie latine pour l'écrit turc; Abd-al Aziz Fehmi en Egypte et Saïd Akl au Liban bien plus tard l'ont beaucoup alimenté.
Ce qui devait être un débat graphique s'est transformé en débat linguistique : pour ou contre l'arabe, et en débat religieux : pour ou contre l'islam. Tout le débat qui a résonné dans des écrits, livres et positions au milieu du 20e siècle trouve son milieu naturel dans cette problématique et prolonge un débat ancien sur l'origine de la langue arabe. C'est pourquoi le spectateur de cette dispute peut estimer à juste titre qu'elle n'a pas abordé la question de l'usage du langage dans la configuration théâtrale, qui se pose ainsi : l'acteur peut-il "traduire" les dialogues, le texte en gestes? Or en relisant L'acacia, nous nous rendons compte que nous n'apprenons rien sur l'origine de ce langage mais beaucoup sur sa capacité à être facilement joué par un acteur.
Qu’en-est-il du théâtre et de son public ? Et du théâtre et pouvoir (aussi bien politique que religieux) ?
Maroun AL-naccache a monté sa pièce dans le jardin de sa maison avant de construire son propre théâtre. Al-Qabbani et d'autres ont fait de même. Tout dépendait de l'Etat, du gouvernement, il a fallu tenir compte de la politique khédivale en Egypte, sous Ismaël précisément, puis plus tard des orientations de la politique coloniale. Le public n'a pas toujours suivi et les budgets se trouvaient déficitaires. Le cinéma muet puis parlé à partir de 1930 a éclipsé le théâtre chanté et dialectal. Le théâtre de l'esprit ("مسرح الذهن") avec Al-hakim trouvera grâce aux yeux des milieux intellectuels mais ne trouvera pas de public.
Sans les commandes et les encouragements des Khédives en Egypte, et le bon accueil d'une ville comme Beyrouth fortement européanisée, le théâtre n'aurait pas pu se développer. La carrière d'Al-qabbani (1833-1903), le pionnier en Syrie, ou celle de l'Egyptien Yacoub Sannua (1839-1912), ont connu plus d'entraves que de soutiens. Al- qabbani a dû se réfugier en Egypte en 1884 et subir les critiques de certains oulémas à sa première représentation : comment peut-on avoir l'audace de représenter le calife Haroun al-Rachid sur les planches sous le visage d'une personne quelconque. Al-qabbani a dû fermer son théâtre peu après avoir obtenu l'autorisation de l'ouvrir des autorités ottomanes.
Quant à la grande réussite au Caire de Yacoub Sanoua, elle n'a duré que deux années, après lesquelles il a pris le chemin de l'exil qui l'a mené à Paris. La troupe de Salim Al-Naccache, le neveu de Maroun, a, elle, été chassé du Caire en 1879, après la représentation de sa pièce, sur les intrigues - quoique fictives - de la Cour. Nous pourrions citer d'autres exemples pour souligner la fragile émergence du théâtre qui a du mal à trouver sa place, privé de l'appui du gouvernement et confronté aux critiques des Oulémas qui entendaient garder la haute main sur les valeurs de la société. Et pourtant Yacoub Sannua comme Al-Qabbanni et autres ne faisaient que puiser les sujets de leurs pièces dans le patrimoine, tout particulièrement les Mille et une nuits.
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Cette vue parcellaire d'une histoire particulière et générale pourra faire croire que l'éclosion puis le renouveau du théâtre arabe constitue une belle histoire et que ce théâtre repose plus encore que sur des planches sur des assises solides. Or à y regarder de plus près nous découvrons que l'implantation théâtrale est difficile, sujette à des revirements et des renoncements.
L'attitude d'Al-Jabarti, durant la Campagne d’Egypte du Général Bonaparte, n’est pas étrangère à toute une culture, à une tradition qui interdit que des hommes et des femmes fréquentent un même espace. Il est pour nous amusant de lire dans un livre d’Aljawzi (-1116), deux indications précieuses: d’abord qu’il est recommandé que le conteur soit aveugle pour un auditoire de femmes, et qu’il est recommandé aussi au conteur, comme aux femmes, de sortir, une fois la réunion terminée, par deux portes différentes. Ce refus de cohabitation est toujours une des raisons qui conduisent à l'interdiction de la tenue d'un spectacle théâtral dans certains pays arabes : on publie des pièces mais on ne les joue pas. Pour ces raisons et pour d'autres aussi, il n'est pas aisé de lire des essais en arabe ou des déclarations de certains dramaturges arabes, qui stipulent que le Théâtre a toujours existé dans la tradition arabo-musulmane : ils citent, pour leur défense, le contenu narratif de certains produits littéraires, tel les « avars » ("البخلاء") de Jahiz, et « la lettre du pardon » ("رسالة الغفران") d’Al-maari et Mille nuit et une nuits et autres.
Or ce que nous trouvons dans ce patrimoine relève d'expressions littéraires qui peuvent, par une réinterprétation, voire une réévaluation (pour des raisons invoquées et non inhérentes à ces œuvres) être considérées comme des expressions ou formes para-dramatiques. Ceci englobe des « jeux » ("ملاعيب"، "مشعبذون"), ce qu’on nomme en français : le bonneteau, qui se rapproche plus du muet que du théâtre. Et ceci englobe aussi le « théâtre d’ombre » ("خيال الظل") et autres… Si on cherchait une forme ou une expression plus proche du théâtre, on la trouverait dans la commémoration chiite de Karbala, qui est un conte animé par un conteur, avec la participation d'un groupe de croyants qui s'activent à faire revivre ce combat sanglant.
Cette attitude qui se veut conciliante cache d’autres interdits, non moins solides, qui touchent à la fois, les préférences esthétiques, et des préceptes du Fiqh islamiques. Pour éclairer cet aspect problématique, il suffit de lire des passages dans des relations de voyage chez des orientalistes. à Istanbul surtout : ils décrivent la propagation des spectacles des jeux d’ombre et de Karakouz, tandis que les demeures des consuls proposent pour leurs concitoyens des spectacles de théâtre, avec quelques autochtones.
Situation saisissante d'autant plus que ces représentations sont destinées à des enfants, pas des adultes et que les spectacles sont "animés" avec des outils théâtraux, la représentation humaine elle-même étant interdite.
Ainsi pour conclure, qui peut nous garantir que le renouveau voire la perpétuation de la tradition théâtrale fraîchement installée et rénovée, aient devant eux des jours meilleurs suite aux soubresauts actuels qui peuvent produire des changements mais peut-être négatifs pour le théâtre ?
Je pose une question lancinante, tout en sachant que ces sociétés ne peuvent pas rester hermétiques à la culture de l'image qui bouscule l'écrit lui-même et à grande échelle. Comment peuvent-elles, ces sociétés, rester impassibles, voir hostiles devant une nouvelle ère qui fait de tout acte humain un acte imagé en premier lieu?
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Notes :
Najib Al-rihani (1889-1949), égyptien d’origine irakienne, auteur des sketches pour les boites de nuit avant de devenir un acteur célèbre de comédie au cinéma
Faraj : populaire, Madani : intellectuelle, Mahfouz : existentielle.
Note : Serhan Serhan, américain d’origine palestinienne a assassiné Robert Kennedy en 1968 ; Al-Zaim est le libanais Antoun Saadé, le fondateur du P. P. S, condamné à mort en 1949 ; Faraj Allah Helou 1906-1959, dirigeant du P C libano-syrien, liquidé en 1959 par les services secrets d’un pays « frère ».
- Nous pouvons retrouver l’ensemble de l’œuvre de Faraj dans une édition de 12 tomes chez Alhayaa alaama llilkitab.
- Nous pouvons retrouver l’ensemble de l’œuvre de Mahfouz ("الأعمال المسرحية الكاملة") dans une édition datant de 2005, Chez Al-farabi, Beirut, édition revue et corrigée avec des inédits.
خالدة سعيد : "الحركة المسرحية في لبنان، 1960-1975، تجارب وابعاد"، لجنة المسرح العربي، 1998، لجنة مهرجانات بعلبك الدولية، بيروت.
Monica Ruocco : La Nahda par Al-iqtibas (1) : Naissance du théâtre arabe, in : Histoire de la littérature arabe moderne (ouvrage collectif), tome 1 : 1800-1945, (sous la direction Boutros Hallaq et Heidi Toelle), Sindbad – Actes Sud, Paris, 2007, pp. 151-185 ;
Monica Ruocco et Luc- Willy Deheuvels ; L’évolution du théâtre dans l’entre-deux-guerres ; in : Histoire de la littérature arabe moderne (ouvrage collectif), tome 1 : 1800-1945, (sous la direction Boutros Hallaq et Heidi Toelle), Sindbad – Actes Sud, Paris, 2007, pp. 467-510.
محمد يوسف نجم: "مارون النقاش: مسرحياته"، مطابع سميا، بيروت، 1961.
.محمد يوسف نجم : "المسرحية في الأدب العربي الحديث، 1874-1914"، دار الثقافة، بيروت، الطبعة الثالثة، 1980. ..
(Strasbourg, 27 novembre 2013)