André Malraux ou l'auto-célébration de l’art
Je garde en souvenir, à peine installé à Paris, l’histoire d’un épistolier parisien qui tenait, en apprenant la détérioration de l’état de santé d’André Malraux, à lui envoyer tous les jours une lettre. Cette correspondance indirecte fut connue quelques jours après la mort de Malraux, et l’expéditeur cessa alors d’envoyer ses lettres. Cette histoire m’a beaucoup intrigué à l’époque : Est-ce l’œuvre d’un farfelu ?
Cet épistolier reste inconnu à ce jour, pour moi en tous les cas. Décliner son identité m’importe peu. Ce qui compte pour moi, c’est le geste ; son geste me fait penser à une histoire que j’ai lue plus tard dans un livre érudit d’Umberto Eco : une lettre adressée à quelqu’un mais qui tombe, par hasard une fois, volée une autre fois, dans les mains d’autres destinataires, mais qui la croient et la considèrent comme adressée à eux.
Je veux bien croire, donc, que l’épistolier parisien poursuivait une correspondance quotidienne, vivante, avec Malraux, mais distante aussi : sans l’espoir d’un échange, ni d’un mot.
Actes répétés donc d’une tragédie annoncée ; actes d’une pièce dont il est l’auteur, l’acteur et le spectateur. Montage d’un dialogue. Rêve en action. Dialogue avec soi en tant qu’émetteur. Il envoie, plutôt il reçoit. Il est le premier lecteur d’un épistolier qui n’est autre que lui.
Cet épistolier n’est pas inconnu, il n’est qu’un lecteur de Malraux, de « La Tentation de l’Occident » (1921-1925) sans doute : livre étrange par sa composition; un genre à part, qui fait penser aux « Lettres persanes » de Montesquieu. Le livre est la suite de lettres entre un Français, A. D, en Chine, et un Chinois, Ling-W.-Y, en Europe, surtout à Paris. Il est à noter que certains chapitres de ce livre s’annoncent ainsi : « du même au même ».
L’épistolier parisien n’est pas inconnu, donc, il est un lecteur de Malraux et tient à engager avec lui, malgré lui, une correspondance effectuée déjà au fil de la lecture, mais non écrite. L’épistolier se met ainsi en jeu, en action… Il a bien lu dans « La Tentation… » : « Nous ne dessinons pas une image illusoire de nous-mêmes, mais d’innombrables images, dont beaucoup sont à peine des ébauches, et que l’esprit rejette avec gêne même lorsqu’il a collaboré à leur tracé. Tout livre, toute conversation en peut faire apparaître ; renouvelées par chaque passion nouvelle, elles changent avec nos plus récents plaisirs et nos dernières peines. Elles sont cependant assez puissantes pour laisser en nous des souvenirs secrets qui grandissent jusqu’à former un des éléments les plus importants de notre vie ».1
Il est souvent sujet de dédoublement dans ce livre : entre le tracé de la vie et le phrasé de l’écrit ; car, comme il le dit encore dans ce livre : « tout le jeu érotique est là : être soi-même et l’autre ; éprouver ses sensations propres et imaginer celles du partenaire (…). Les hommes sont soumis à ce dédoublement, dernier visage des vieilles forces de fatalité. Etrange faculté que de supposer des sensations et d’en éprouver ainsi ; plus étrange encore, se saisir un tel jeu ». 2
Il est à signaler, à relever dans le vrai-faux dialogue de La tentation de l’Occident que l’un d’eux parle du « mouvement dans le rêve », et l’autre du « calme dans le rêve ». Car, selon le Chinois de Malraux, « sa rêverie n’est point peuplée d’images » ; « il imagine sans images » ; et « rien ne l’incline à l’action. Même en rêve ». 3 Il ne cesse de parler de « rêve », l’autre matière de l’existence, du monde comme du soi. Car les rêves appellent d’autres rêves, de quelque façon que s’exerce leur sortilège : plante, tableau ou livre.
Il est à remarquer que La tentation de l’Occident, se présente en tant qu’essai, aussi étrange qu’il prenne la forme épistolaire, même romanesque dans certains passages, dominés par une narrativité qui relate des faits, confronte des processus et des destinées. Fallait-il trouver dans La tentation de l’Occident l’ébauche, les ébauches de bien d’autres livres, de romans, d’essais artistiques ? Fallait-il comprendre, ainsi, le sens de la phrase de Malraux comparant ses livres sur l’art à des romans ?
Le Chinois de La tentation de l’Occident compose déjà son Musée imaginaire, en se rendant à Rome, au Louvre, recevant une photographie d’un masque de bronze antique…Mais il n’est pas aussi appliqué et studieux qu’un Européen, car il préfère surtout regarder ce que montrent les fenêtres du Louvre, plutôt que les tableaux en tant que « fenêtres ». Ce livre n’est autre que l’anti-chambre, les coulisses du Musée imaginaire. Malraux a réalisé un musée en disposant son rêve, son imagination, en action, en livre.
Car, on peut aussi lire ce livre en tant que visite dans des musées, et voir sa série de reproductions comme une lecture active, plutôt participante à ce qu’elle forme en le découvrant.
En lisant Malraux, je l’entends aussi, comme aurait pu l’entendre l’épistolier parisien. Je l’entends à travers les mots : par ses phrases courtes, lumineuses, par le souffle de son phrasé, par son ton d’oracle, « verbe » qui se veut implacable telle une forme qui se dégage de son essence. Cette écriture est troublante parfois par ses ondulations, ses soubresauts, ses inclinaisons, ses irruptions fulgurantes, ses chutes brutales…Ainsi, il a dû reformuler, refondre plutôt ses livres : toujours pressé et insistant, comme dans un voyage, entre érudit et promeneur, passionné et attentif.
Il me semble avoir retrouvé les mêmes pas ; la même cadence dans son Musée imaginaire : Il était en tous les cas le premier visiteur et le premier Directeur de ce Musée. Une écriture-visite, qui rapproche et fait passer un air de convivialité entre des objets épars mais rassemblés ; objets qu’on fait placer dans une suite, dans une situation théâtrale, « nouée » entre positions et regards des figurants.
André Malraux est un habitué du Louvre, de son corpus plutôt, tel Flaubert qui avait appris à voyager, à se voir dans des personnages différents, à force de fréquenter ce musée bien réel et imaginaire à la fois : « Il se constitue une immense photothèque intérieure », selon la belle formule d’Olivier Todd. 4
Son Musée imaginaire est déjà son rêve en action, réalisé ; par le même effort qui désigne l’Européen, selon Malraux, par la « tentative de conquérir le temps, d’en faire le prisonnier des formes ». 5
Lire les écrits de Malraux sur l’art en une seule suite est trompeuse, pour plusieurs raisons : l’une d’elles est que ses écrits sont traversés par des courants souterrains, des phrasés multiples, où les souvenirs s’imbriquent dans des considérations analytiques, et les appréciations et impressions dans des réflexions tenues. Fallait-il y trouver l’origine de ses corrections qui ont jalonné tous ses essais ?
Une autre raison est que Malraux diffère entre ses essais premiers et ses « oraisons funèbres » et ses « commémorations » ; une différence aussi tenace entre le chercheur du Sens et le législateur de « l’intemporel ».
Différence déjà manifeste dans Le Musée imaginaire, mais d’un autre ordre. : réfléchir sur le sort de l’art en Occident, et l’auto-célébrer. Ce qui nécessite une double lecture ; difficile en tous cas, car elle pousse le chercheur à disséquer, à rendre mort ce qui est vivant, à éveiller le rêveur et à faire parler les inclinaisons de la pensée et ses postulats impensés.
Le Musée imaginaire propose une lecture critique, pionnière même, de l’outil muséographique : le Musée fait l’art aussi bien que l’artiste ; il fait même plus que lui : il métamorphose (selon ses termes) ce qui était crucifix en sculpture. Nous pouvons retrouver dans ce livre les jalons et les outils aussi d’une réflexion critique de la fonction du Musée qui a rendu l’art ainsi que les artistes différents : « Le musée impose une mise en question de chacune des expressions du monde qu’il rassemble, une interrogation sur ce qui les rassemble. » 6
Ainsi, parler de l’art, c’est parler de ce que fait la photo, la reproduction de l’art, et sur ce que fait le musée de l’art ; le dédoublement du Musée, effectivement. Car la photographie en noir « rapproche », voire modifie les objets qu’elle représente…ainsi que « l’agrandissement » fait de certains objets d’arts mineurs, « des rivaux », selon les termes de Malraux, des arts majeurs : « La vie particulière qu’apporte à l’œuvre son agrandissement prend toute sa force dans le dialogue que permet, qu’appelle, le rapprochement des photographies » 7. Ainsi que l’agrandissement des miniatures les « apparente aux tableaux réduits ». 8
Malraux propose une critique radicale de la fonction transformatrice du Musée, sur la « métamorphose des objets » : critique de la photo (qui remplace le rôle ancien, classique, de la gravure reproduisant les copies des œuvres artistiques majeures) ; critique de l’agrandissement, donc de ses déformations ; critique du « détramage », qui permet de reproduire en noir toutes les reproductions, et substitue la bibliothèque des peuples et des arts aux photothèques particulières ; critique de l’album, qui, selon les termes de Malraux, « isole », tantôt pour métamorphoser par l’agrandissement, tantôt pour découvrir ou comparer, tantôt pour démontrer.
Critique, enfin, qui débouche sur une vision qui remet en question les termes et les postulats de l’art. Car si l’esthétique classique allait du fragment à l’ensemble, la nouvelle esthétique, façonnée par la fonction transformatrice du Musée, va souvent de l’ensemble au fragment, et trouve dans la reproduction un incomparable auxiliaire. L’histoire de l’art est, à son tour, métamorphosée, en devenant « l’histoire de ce qui est photographiable ». 9
Mais parler de l’art est aussi parler d’un certain art qui mérite d’être l’Art, « l’art artistique », si l’on peut dire. « Notre art (…) se conçoit en tant qu’art. Ce fut rarement le cas, de Sumer à la sculpture romane ».10 Il précise davantage la refondation de la notion « Art » en relevant le fait que la civilisation européenne a détruit les quatre notions sur lesquelles se fondaient, au 19e siècle, les théories, et jusqu’au sentiment général qu’il inspirait, et qui sont les notions de : Beauté, Vision, Nature et Expression.11
Il est à relever, au-delà de cette interprétation de l’histoire artistique européenne, que Malraux adopte une vision, une classification, une conceptualisation, restrictives de l’art européen lui-même. Il est à signaler, en effet, qu’au moment où il écrit la première version du Musée imaginaire (en 1947), l’art abstrait est largement connu, et il est « consacré » dans les galeries et les expositions parisiennes au moment où il refonde le livre (en 1963). Or, c’est à peine s’il cite Kandinski et Paul Klee…Car « l’Art » en lettres capitales, « l’art artistique », n’est autre que l’art figuratif ; et c’est cette notion, classique en dernière instance, qui fait – par un mouvement rétrospectif d’évaluation positive – des arts anciens, ou certains d’entre eux, des arts « apparentés » à la grande aventure de « l’Art ». Ainsi, les œuvres sumériennes pharaoniques, bouddhiques, helléniques, byzantines et autres l’interpellent ; et il passe sous silence, voire il néglige aussi bien l’art juif que l’art islamique, les arts qui bannissent la représentation figurative. Arts absents délibérément ; et les rares fois où il parle de l’art islamique, c’est pour évoquer sa non-conformité, plutôt son hostilité à la figuration : « L’art mène contre le temps un combat extrêmement trouble ; l’islam ne crevait pas les yeux des portraits pour rien. » 12
Cette vision de l’art est assez classique, se basant sur des « valeurs sûres », dans des musées, pas dans les galeries. Ainsi, il ne prend aucun risque, même pas dans une « valeur-refuge » ; tout en simulant une autre scène, un autre échange, il parle dans un autre de ses livres de « la monnaie de l’absolu », au lieu de parler de la valeur muséale qui est à l’art ce qu’est la « Banque Centrale » pour les valeurs monétaires. Elle est trompeuse surtout, et fictive, l’image qu’il propose du « Musée imaginaire » comme « propriété viagère » de l’art. Car, nous ne possédons pas, chacun de nous, un « Musée imaginaire », que dans le sens où nous possédons des pièces de monnaie, valables à l’échange.
Reprenons le fil de notre démarche : Malraux fait appel dans un immense désordre, à son intuition, à son instinct, pour rapprocher des formes. Les chefs-d’œuvre dialoguent entre eux, par son entremise, et sous son regard particulier. Il l’a expliqué dans La Voie royale : l’œuvre ne bouge pas, c’est le regard posé sur elle qui bouge ; et la réception varie ainsi avec les siècles. Ainsi, nous pouvons relever des fils embrouillés, un fil bien tenace qui réduit le processus artistique à une opération qui se justifie par elle-même, en réalisant un glissement paradoxal : entre l’art en soi et en société et son corpus muséologique : ainsi, l’art se fait par l’art et s’auto-célèbre.
Malraux traite les arts anciens depuis le moment du musée, et fait circuler entre les œuvres, « l’air d’une visite » et opère, en réalité, des rapprochements issus des exercices d’un œil entraîné, mais daté historiquement. L’art n’a été célébré dans l’imaginaire que parce qu’il est l’image et le discours, en Europe, d’une valorisation matérielle, dans les échanges, dans et autour de la galerie et du musée. Car, l’art n’est pas artistique en soi ; il est artistique historiquement, et différemment donc.
L’art est ce que nous en faisons.
L’art est aussi dans le geste de l’épistolier qui déploie les ailes de son rêve, un rêve en action, qui rend la lettre comme un tableau, après avoir appris avec Malraux que le tableau est une lettre, une communication au-delà des formes, des artistes, des peuples et civilisations : je en tant que jeu, en enjeu. Jeu narcissique ? Oui, tel l’art figuratif devenant, seul, « l’Art ». Mais jeu aussi avec l’autre, décrit ainsi dans le dernier paragraphe de La tentation de l’Occident : « Image mouvante de moi-même, je suis pour toi sans amour. Comme une large blessure mal fermée, tu es ma gloire morte et ma souffrance vivante. » 13
- André Malraux, La tentation de l’Occident, Grasset, Paris, 1926, p. 71.
- Ibid, p. 73.
- Ibid, p. 79.
- Olivier Todd, André Malraux , une vie, Gallimard, 2001, p. 571.
- op.cit., p. 99.
- André Malraux, Le musée imaginaire, Gallimard, Paris, 1965, p. 13.
- Ibid., p. 116.
- Ibid., p. 125.
- Ibid., p. 123.
- André Malraux, « Discours prononcé à la Fondation Maeght », 1974, in Le miroir des limbes, Gallimard, 1976, p. 935.
- Ibid., pp. 936-937.
- Ibid.
- op. cit., p. 160.
(André Malraux : Quëte d’un idéal humain et des valeurs transcendantes (col), éd . La croisée des chemins, Casablanca, 2006, pp. 163-170).